V
Vald
Les rappeurs face au temps qui passe, voilà un phénomène particulièrement insaisissable. Entre le rajeunissement salutaire, mais vain (et souvent gênant) d’un Booba et la détente hors-marché d’un Oxmo Puccino, on ne dira pas qu’il faut de tout, mais plutôt qu’il y a de tout. Vald n’est pas si vieux, mais un matin, il s’est réveillé avec le temps au pied du lit, le guettant d’un œil obscur et oblique. Et Vald a saisi la main du temps, l’a pris dans ses bras avec les larmes aux yeux - et c’est probablement sa meilleure décision à ce jour.
À une époque où on n'ose plus poster un GIF de peur de se faire taxer de boomer, l’adage « je suis dans cette merde depuis longtemps » est un paradoxe. Se daroniser or not se daroniser? est une question si compliquée qu’y répondre par l'affirmative demande un certain lâcher-prise, qui consiste à quitter l’autoroute du buzz en sachant que sa caisse ira au bout même si le voyage sera moins agréable.
En comparaison de précédents disques propulsés par le feu d’un humour dépressif, V est parsemé de méfiance et de doute. C’est ce rêve de famille heureuse qui n’est plus moqué dans « Peon », mais observé avec la méfiance envieuse du loup regardant le chien. En cela, il a trouvé en Orelsan un parfait ami, dont on voudrait vous recopier tout le couplet tant il se lit comme l’anticipation du souffle hurlant de toute une génération : « j’en peux plus de vivre à travers ce putain d’internet ». C’est également ce brouillard qui se dissipe sur son intériorité, avec ce morceau entre le making-of et le journal intime qu’est « Sur un nouvel album ». Si Vald est un artiste qui n’a pas toujours envie de parler de rien, alors comment faire l’impasse sur la logistique qui cadre sa vie ? Conscient de son succès, mais aussi de la vanité inhérente au travail qu’il faut fournir pour le conserver, il déchire le fond vert et désactive les filtres Instagram, très prosaïquement, mais aussi très amèrement.
Pour autant, on ne critiquera pas ce regard amer porté par des yeux autour desquels les premières rides apparaissent. Bizarrement, Vald n'a jamais semblé aller aussi bien. Cette santé mentale, c’est celle qui donne envie de confirmer l’étiquette de « rappeur conscient » dont il s’affuble lui-même. Rassurez-vous, le COVID ne l’a pas transformé en Keny Arkana, mais l'ironie semée il y a une dizaine de projets a lentement fait germer une capacité à l'auto-dérision.
Car la conscience de la musique de Vald, c’est celle qui lui sert d’abord à connaître ses propres limites. Peu importe le sérieux du discours qu’il peut porter, ce qu’on entend c’est : marre des réseaux, marre de foncer comme un débile, marre de jouer à cache-cache en prétendant que cette quête nécessaire à la survie dans un monde médiatique n’attaque pas sérieusement la santé mentale. « Regarde toi », c’est le cri plus du tout ironique d’un tendre retour à l’innocence, de l’adulte qui se sent prêt à repasser à l’état de nouveau-né. Avec le vocabulaire, l’humour et la méritocratie libérale qui va avec, Vald a tout d’un rappeur conscient. Rappeur conscient complotiste ? Pourquoi pas, si le complotiste reste un type conscient que rien n’est simple. Et quand il balance que « la violence et les contrôles évidemment que c’est lié », on a presque envie de l’appeler « post-conscient ». Pas besoin de revendiquer toute une argumentation politique dans un morceau de rap pour montrer qu’on est conscient de la situation, et finalement, les toutes premières secondes de « Pandémie » résument assez bien une opinion qu’on aurait pu tricoter sur quatre minutes. Et qui d’autre pour associer « pandémie », « pauvreté », et « pain de mie » ?
Mais cette résurgence du thème de la conscience, c’est évidemment un clin d’œil esthétique à une époque dans laquelle il a grandi et qui revient en lui dans cette fin tardive d’adolescence. Les productions de Seezy sont des hommages permanents au hip-hop des années 1990. Caisse claire pseudo-acoustique, petite guitare à la « Suga Suga » sur le titre avec Suikon Blaz AD (jamais on ne nous a autant teasé le premier album d’un mec btw), les morceaux passent sur V et on a la sensation que Vald et son équipe sont musicalement en train de faire un pas de côté par rapport à ce qui se fait d’habitude – et en même temps, ça a toujours été le cas. Cette fois, le mouvement est organique et la lassitude dont on parlait plus haut se conjugue à une volonté de renouvellement esthétique qui donne envie de croire que vieillir, c’est renaître.
V est le genre de disque qu'on a envie de mettre en avant, pour rappeler que les albums de la maturité sont moins étincelants, mais plus profonds que la fougue des premières années, ne serait-ce que parce qu'ils sont capables de la regarder de l'extérieur. Et pourtant, Vald innove, Vald est amoureux. Alors adulte enfantin, adolescent heureux, il a été rattrapé par l'amour de la musique, par la précision des textes, par le pur plaisir de kicker.