Untitled (Rise)
SAULT
On a vite fait de moquer les labels et artistes qui nous échafaudent des plans promos délirants, qui donnent l’impression désagréable que quoi que l’on fasse, on devra aimer la came(lote) qu’ils essaient de nous refourguer. Pourtant, à une époque où la rareté et la discrétion sont des stratégies qui ne paient plus, on se dit qu’un projet comme SAULT aurait bien besoin des services d’experts en communication.
S’il est tout à fait louable de jouer la carte mystère en refusant les interviews, en évitant le live ou en ignorant les réseaux sociaux, on ne peut nier qu’à moins d’être Daft Punk et d’avoir écrit le rule book, ou de s’appeler Burial et d’avoir réalisé le hold up du siècle, c’est une stratégie éminemment casse-gueule, puisqu’elle prive dans les faits l’artiste d’un important public potentiel. C’est d’autant plus interpellant que dans le cas de SAULT, les arguments ne manquent pas pour faire de cette mystérieuse entité l’une des plus belles choses qui soit arrivée à la musique en 2020.
Actif depuis deux ans à peine, SAULT serait l’affaire d’un trio dont on ne sait rien, si ce n’est qu’il compterait en son sein Dean “Inflo” Wynton Josiah, producteur que l’on a notamment croisé aux côtés de Michael Kiwanuka, avec qui il a écrit le morceau « Black Man In A White World », ou en studio avec Little Simz, pour qui il a produit l’intégralité de Grey Area, un disque sur lequel on entendait également la voix d’un certain… Michael Kiwanuka. Qui bien évidemment vient donner un petit coup de pouce sur Untitled (Rise), déjà le deuxième album du groupe en 2020.
Mais se rattacher à quelques bouilles connues de nos services pour se rassurer ne sert à rien : c’est certainement l’absence de balise qui rend SAULT encore plus passionnant. Oui, passionnant. Car rarement en 2020 on aura entendu un disque aussi exaltant. Mais parce qu’enchaîner les qualificatifs élogieux ne suffit pas à convaincre le courageux arrivé jusqu’ici, il convient d’en dire un peu plus sur ce nouveau disque, qui s’inscrit tellement dans la lignée de son jeune frère qu’il en devient indissociable.
Une fois encore, SAULT fait étalage d’une maîtrise absolue de son sujet, et à tous les niveaux. En effet, qu’il se balade sur des territoires soul, hip hop, disco, pop ou carrément hybrides (rappelant en ce sens pourquoi Gorillaz a été un groupe si important), le projet s’offre à nous avec une efficacité mélodique et une décontraction qui laissent pantois. Jamais sur ces deux Untitled on ne sent SAULT dans le dur, jamais le groupe ne laisse transparaître une quelconque douleur dans l’effort.
Face à une industrie qui accorde aujourd’hui une importance démesurée à l’objet « single », SAULT contre-attaque avec une doublette qui refuse crânement de jouer le jeu de son époque, proposant un produit dont les forces sont la cohérence, la variété et la constance. Il serait alors vain de vous citer en exemple un titre meilleur que les autres, ou particulièrement représentatif de la vision de SAULT : il y a trop d’idées originales sur le disque, trop de contre-pieds et de belles surprises pour s’essayer à ce genre d’exercice.
Détail non négligeable, à plus forte raison dans notre monde bien dysfonctionnel de 2020, la musique de SAULT opte pour des postures idéologiques fortes, avec deux disques en forme d'odes à la blackness et à la black excellence, dont la force de persuasion ne passe pas par des poses bidon ou du poujadisme de seconde zone. Non, à l’image de Beyoncé sur à peu près tous ses derniers albums, de Kendrick Lamar sur To Pimp A Butterfly, ou de Dead Prez sur le gigantesque Let’s Get Free, SAULT parvient à être politique sans que cela n’entrave le plaisir très simple que procure sa musique.
Rentrer dans l’univers façonné par SAULT, c’est accepter de passer par toutes les couleurs, par toutes les émotions. C’est s’imaginer rire et danser un instant, et avoir envie de chialer comme une madeleine deux minutes plus tard, pour remonter sur la table avec un slip sur la tête et le regard encore embrumé la seconde d'après. C’est aussi comprendre que l’on va passer un bon bout de temps à penser à tous ces artistes que l’on aime, et qui à leur manière se retrouvent dans un album qui parvient pourtant à se doter d’une personnalité propre, à avancer ses pions sans donner l’impression d’exister par la seule grâce du génie des autres.
Qu’on ne s’y trompe pas : si ce disque avait fini entre les mains des plus brillants communicants de chez Brainfeeder ou Ninja Tune, on parlerait depuis longtemps de SAULT dans les pages de Cosmo ou de Libé. On aimerait penser que le groupe finira bien par atteindre son objectif, au talent. Mais comme on est en 2020, on a plutôt envie de lancer une campagne Kickstarter pour qu’ils se payent les services d’une boîte de com’…