Uncut Gems
Daniel Lopatin
On doit se féliciter que la musique soit omniprésente dans nos vies, sans vraiment savoir à quel moment appuyer sur pause. C’est simple : même dans le cinéma, elle est partout. Conscients de cela, il y a les réalisateurs qui s’en détachent radicalement, comme Céline Sciamma et son Portrait de la jeune fille en feu, qui n'a besoin que de trois minutes de musique pour insuffler aux non-dits et à la pudeur de son intrigue la respiration nécessaire. Et puis il y a le Uncut Gems des frères Safdie, qui eux font tout le contraire : ils assument le caractère intrusif de la musique et la laissent participer activement au brouhaha ambiant. On ne vous en dit pas davantage sur le film, visible depuis peu sur Netflix : en ce qui nous concerne, on a beaucoup aimé. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est plutôt le travail de Daniel Lopatin sur la bande originale du film, lui que l’on connait mieux sous le nom de Oneohtrix Point Never et dont on peine à expliquer la présence ici – y compris après avoir visionné l’œuvre qu’il illustre.
Car autant l’admettre : la musique visuelle d’OPN ne saurait trouver sa place dans un film, sans que l’image et le son ne se tirent la bourre à longueur de temps. À la complexité revendiquée des albums d’OPN pourtant, Uncut Gems parvient heureusement à opposer une certaine simplicité et un goût prononcé pour les claviers vintages tout droit sortis de l’enfer. Pour celui habitué à agir par esquisses, par fragments de musique éventrés, l’exercice de la B.O. s’apparente ici à une récréation nécessaire pour ré-appréhender l’écriture de la musique à l’aune de ce qu’elle a de plus épuré et de plus retenu. En somme, si les motifs et les ritournelles de synthétiseurs jouent ici les prolongations, c’est moins par envie d’exister par elles-mêmes que de se mettre au service d’une panoplie d’images imposées par la réalisation. Un exercice de style qui, s’il permet à Lopatin de démontrer toute sa versatilité, ne serait qu’un effort diablement scolaire ici si l’on n'avait pas la garantie qu’il était surtout un kif de nerd, de la part d’un type qui en a pris plein les yeux et les oreilles devant Blade Runner et d’Akira, et qui est soucieux de transposer au drame des frères Safdie ses plus belles madeleines de Proust.
Car si le film qu’il habille n’a rien à voir avec les deux œuvres de science-fiction évoquées plus haut, tout ici renvoie aux claviers de Vangelis, et à l’alliance unique de l’acoustique et de l’électronique de Geinoh Yamashirogumi – pour être honnête, on tombe par moments dans le plagiat pur et simple. Au contact des images pourtant, toute cette vapeur synthétique se trouble, et parvient à consolider le squelette émotionnel du film, opérant un décalage qui s’inscrit dans le chaos assumé des deux heures qu'il déroule. Force est néanmoins d’admettre que cette bande-son saurait exister sans le film qu’elle a inspiré, et inversement : ils ne développent aucune dépendance l’un à l’autre, et brillent par leur excellence respective. Toujours est-il que la musique a choisi d’habiter dans ce film-là, d'en coloniser le récit à la manière d’un Alien dans le corps de son hôte. Et c’est une expérience suffisamment unique pour qu’on se penche sur son cas.