uknowwhatimsaying¿
Danny Brown
À rebours, comme d'habitude.
À rebours dans sa vie professionnelle, quand on réalise qu'à trop opter pour la sécurité, on termine dans un boulot qui nous abime lentement. À rebours socialement aussi, quand on finit par s'aligner sur les mêmes fréquences que les gens que l'on côtoie, jusqu'à se rendre compte qu'à trop vouloir être différent, on est devenus d'une affreuse banalité. À rebours toujours, quand on se rend compte qu'on s'approche de la trentaine et qu'on n'a toujours pas vu Taxi Driver, Orange Mécanique ou la trilogie du Parrain. Quand on y réfléchit bien, s'il existe bien un luxe à s'offrir à l'heure du tout, tout de suite, c'est de parvenir à rendre les choses à rebours, pour offrir le regard le plus honnête sur sa vie et les choses qui nous touchent directement. Et quand on parle de musique, à une époque où il n'est plus nécessaire de se déplacer chez un disquaire pour étancher sa soif, il est important de ne pas jouer ce jeu tentant de la bête consommation pour donner le temps aux œuvres de transcender les semaines, les mois, les années. Bref, tout faire pour qu'elles illustrent de puissants moments de vie, débarrassées du contexte dans lequel elles ont été écrites.
Danny Brown en est le plus parfait exemple : j'ai pris le rappeur de Détroit en pleine gueule à l'âge de vingt trois ans, plusieurs mois après la folle hype qui a entouré la sortie de XXX. Une claque monumentale, de celles qu'on ne se prend qu'une fois tous les dix ans. J'étais complètement aimanté par ce charisme et cette impitoyable honnêteté, bien au-delà de l'aura cartoonesque qui émanait de lui. XXX, c'est un peu comme si Bubbles de The Wire et Ol' Dirty Bastard avaient fusionné pour m'emmener dans leur univers de galères et de drogues. Depuis, le rendez-vous est pris : j'ai chroniqué chacun de ses disques, et à chaque concert parisien je le retrouve en fosse. Et à chaque fois, c'est le même rituel : un prétexte pour me péter les cordes vocales. Oh, bien sûr il n'y a plus surprise a le voir balader sa fin de trentaine sur scène : je l'ai vu beaucoup trop souvent maintenant. Mais chaque nouvelle rencontre me rappelle au moins combien ce type compte pour moi.
De son côté, le rappeur a perdu son public juvénile. Ou disons plutôt qu'il a vieilli, comme lui, et qu'il a dû faire certains choix cornéliens pour continuer à faire ce qu'il avait vraiment envie. Il ne se répand pas en featurings et ne sort pas une mixtape toutes les deux semaines. Une éthique de travail qui, si elle ne lui permet pas toujours de rentrer dans ses frais (notamment si il doit lâcher une blinde pour les droits d'un sample), lui garantit une fanbase fidèle et dévouée. Un succès d'estime manifeste qui a finalement porté ses fruits : il a son propre show sur Viceland, est signé sur Warp, et continue de remplir des salles de concerts très correctes malgré une productivité bien en-deça des standards en vigueur dans le rap. En somme, on est au moins sûrs d'une chose : quand "The Hybrid" sort des fourrés, ce n'est pas pour enfiler des perles mais plutôt pour déposer un bel os à ronger avant de disparaître à nouveau. Et c'est parfait comme ça.
Le constat ici est sans appel : le successeur d'Atrocity Exhibition va en frustrer plus d'un. Avec à peine plus de 30 minutes au compteur, uknowwhatimsaying¿ prend un malin plaisir à mettre en boule l'auditeur pour qui qualité rime avec quantité. Pourtant Earl Sweatshirt et Vince Staples l'ont récemment démontré : un disque court n'est pas nécessairement un disque qui n'a pas de sens. Et du sens, ce nouveau disque n'en manque pas, même s'il donne l'impression d'avoir envie de revenir à des choses basiques, de satisfaire au plaisir simple de découper une prod de Paul White, Flying Lotus ou d'un Q-Tip revenu des morts pour les beaux yeux du natif de la Motor City. Bonne pioche là encore : l'ancienne tête pensante d'A Tribe Called Quest occupe aussi le siège de producteur exécutif, et vu comme le disque est débarrassé de toute superficialité, on peut dire que son expérience infuse le disque.
Sur ces seuls critères, uknowwhatimsaying¿ était déjà une belle réussite. Mais la cerise sur le gâteau se trouve ailleurs : cette évidente simplicité trahit l'exceptionnel état de santé mentale de son géniteur, qui embrasse ici la rédemption après une trilogie de disques faisant la part belle à la mort, au stress et à l'addiction. Mettant au placard son costume de clown triste du rap américain, Danny Brown semble être là où il souhaite être, et démontre qu'il vit bien "sa meilleure vie", comme il le claironne sur le septième titre de l'album. La vie semble belle pour celui qui s'affirme de plus en plus en tant que comédien, à tel point qu'il semble dans une position idéale que le clip de "Dirty Laundry" résumait déjà à merveille : à la croisée d'une carrière de rappeur dans laquelle il a dit énormément de choses, et d'une autre d'acteur dans laquelle il lui reste tout à dire.
uknowwhatimsaying¿ n'est pas l'album le plus marquant de la discographie Danny Brown. Comme DAYTONA ou 4:44, c'est un vrai disque de daron : lumineux, subtilement produit, et poussé vers le sommet par un casting élégant, bien que parfois scolaire dans ses interventions - on espère d'ailleurs que la rencontre avec Jpegmafia ne s'arrêtera pas à ce "Negro Spiritual". Avec ce sixième disque, on comprend que Danny Brown ne réinventera plus Danny Brown. À moins que, là encore, on se plante totalement, et que ce disque ouvre un nouveau cycle. De toute façon, on le sait : le temps nous dira si ce disque saura trouver sa place dans son répertoire. Et on ne le cache pas, on prendra plaisir à le disséquer à rebours, car à l'instar de son géniteur, uknowwhatimsaying¿ et trop généreux et honnête pour qu'on ne lui fasse pas cet honneur. Et c'est sans doute pour ça qu'on préférera toujours un mauvais disque de Danny Brown à un bon disque d'un quidam qui joue un peu trop le jeu de son industrie pour rentrer dans ses frais. Greatest rapper ever.