TYRON
slowthai
Il suffit d'avoir vu une seule fois slowthai en concert ou de suivre ses pérégrinations pour comprendre que l'instabilité est au centre de son processus créatif. Elle est peut-être même le cœur de son réacteur, et c’est certainement elle qui l’a propulsé sur le devant de la scène, jusqu’à en faire l'un des artistes les plus attachants et les plus talentueux à avoir émergé des sphères grime ces 5 dernières années. Enfin, limiter slowthai à ce genre musical serait une grossière erreur. Alors c'est vrai, lorsque ce kid de Northampton a fait son apparition sur nos radars avec « Doorman », le grime était peut-être le meilleur moyen de le cataloguer, car il représentait le carrefour de ses influences. Mais il suffit d’avoir écouté Nothing Great About Britain pour comprendre combien il est compliqué de le faire évoluer dans une galaxie ou les têtes de gondole se nomment Chip, Ghetts ou JME. Non, à l’image de The Streets avec Original Pirate Material, slowthai se nourrit de beaucoup trop de choses pour le mettre dans une case – drill, trap, bass music ou punk doivent également faire trinquer ses enceintes.
Et on en revient à la seule constante qui le définit : son instabilité. Celle-là même qui aurait pu torpiller sa carrière. Car il faut se souvenir qu’il y a pile un an, slowthai est passé à deux doigts de la correctionnelle pour avoir eu un comportement déplacé envers une des présentatrices de la cérémonie des NME Awards. Sauf qu’au lieu d'être une nouvelle victime de la cancel culture, le bonhomme a eu une chance exceptionnelle : le confinement qui a suivi quelques semaines plus tard. Logiquement, ses accès de misogynie ne pesaient plus bien lourd face à une pandémie qui allait coûter la vie à des millions de personnes. Nous avons oublié, mais pas lui. Confiné comme tout le monde, slowthai aurait pu cultiver des potimarrons, bâtir des palaces dans Animal Crossing ou se découvrir une passion pour les boutures, mais il a surtout mijoté dans son bouillon de seum, et TYRON est (en partie) le fruit de cette longue remise en question. C’est notamment pour cette raison que l’ album est divisé en deux parties : la première, énergique ; la seconde, contemplative. Et si on aurait pu penser que le lockdown et l’après-NME Awards auraient été le moteur du volet le plus introspectif du disque, c’est le contraire qui se passe : la première moitié, soit sept titres qui voient slowthai brûler plus de calories en 15 minutes que Ngolo Kanté sur toute une saison, a été composée pendant le confinement, tandis que les titres de la seconde ont été écrits en 2019 et au début de l’année 2020.
Pour autant, ce n’est pas parce que slowthai fait œuvre de lisibilité en scindant TYRON en deux que ça le rend meilleur ou plus efficace. Car si les textes, quand on arrive à les déchiffrer, sont encore un magnifique recueil de punchlines, de oneliners et de confessions intimes qui confirment ses talents de parolier, l’emballage est lui plus problématique. Car on a le sentiment que slowthai, pourtant pas le dernier pour crâner ou occuper l'espace, s’efface devant ses invités : Skepta était déjà présent sur Nothing Great About Britain sur l’incandescent « Inglorious », mais là au moins, on avait le sentiment que les deux MCs jouaient la même partition. Ici, l’aîné prend clairement le dessus sur un slowthai qui semble effacé, comme invité sur son propre titre. Un sentiment désagréable qui se reproduit sur « MAZZA », banger qui semble avoir été écrit pour le prochain A$AP Rocky sur lequel interviendrait slowthai, et non l’inverse. Et cela continue sur la seconde moitié du disque; mais là au moins, on se dit que les invités se mettent au service de leur hôte : c’est notamment le cas de James Blake et Mount Kimbie, dont la fragilité naturelle pousse slowthai à s’ouvrir comme jamais auparavant, mais aussi d’un Denzel Curry qui parvient à se faire tout petit sur « terms ».
Il reste bien sûr de la place pour que slowthai fasse du slowthai, et certains titres de TYRON sont implacables, comme le doublette « PLAY WITH FIRE » / « i tried » qui fait la jonction entre les deux parties du disque. Mais dans l’ensemble, TYRON ressemble plus à disque de transition qu'on aura oublié dans quelques mois, le genre de plaisir très éphémère qui justifie l'existence du streaming, mais ne mérite pas qu'on lâche 20 balles pour en détenir un exemplaire physique. Et surtout, jamais TYRON ne tient la comparaison avec son prédécesseur, certes moins calculé, mais tellement plus jouissif. Mais en essayant de se réinventer, ou simplement de grandir, slowthai nous montre qu'il a au moins compris une chose : il ne pourra faire exister éternellement le personnage excentrique et excessif qui a fait sa réputation – d’une part parce qu’il finirait pas lasser, d’autre part parce qu’il ne le laisserait pas s’exprimer à la hauteur de son talent. Et le simple fait qu’il semble avoir intégré cela nous rassure sur sa capacité à nous réserver encore bien des surprises à l’avenir.