Tyranny
Julian Casablancas + The Voidz
Julian Casablancas n'est certainement pas le genre de type qu'on peut cerner en un coup d'oeil. Alors qu'il surprenait tout le monde avec son premier album solo Phrazes For The Young qui le voyait accorder une plus grande importance aux synthés qu'aux guitares, voilà que le frontman des Strokes revient avec un nouveau projet qui ne manquera pas de désarçonner. Doté d'une toute nouvelle escorte crado nommée The Voidz, le petit prince du garage rock des années 2000 a à nouveau brisé les carcans stylistiques qui semblaient l'étouffer au sein des Strokes (bien qu'on puisse clairement identifier deux périodes dans le parcours du groupe new-yorkais, séparées par la parution de Phrazes For The Young) pour proposer un parfait compte-rendu des préoccupations artistiques qui l'agitent actuellement.
Décision fort louable, nous direz-vous, si l'on avait pas cette impression désagréable que Casablancas venait de réaliser un disque égoïste, narcissique, voire totalement nihiliste. Ce qui est magistral dans un sens, car on assiste ici à l'émancipation d'un artiste par rapport aux attentes d'un public-cible avide de marchandise pré-mâchée. En d'autres termes, Tyranny est un peu l'Hégire de Casablancas, sorte de Mahomet punk qui laisse la Mecque stérile derrière lui tout en pointant son majeur majestueux droit vers le ciel en guise d'adieu. La démarche est splendide, mais qu'en est-il du résultat ? Car c'est bien beau de laisser les masses se dépêtrer dans le bourbier NRJiaque, mais encore faut-il proposer un échappatoire viable, trouver l'oasis de Yathrib où la gourde de l'inspiration pourra se remplir...
Pas de panique, Casablancas l'a trouvée sans trop de problèmes. Tout d'abord, Tyranny est un petit bijou en termes de composition et de cohésion. On y retrouve cette voix saturée si caractéristique qui s'amuse à nouveau à mêler grognements et falsettos, rehaussés par des riffs doublés sur fond de synthés eighties - Casablancas n'a jamais caché sa passion pour Phil Collins, que Dieu lui pardonne. Mais ce sont bien les seuls fils rouges qui connectent encore cet album au reste de la carrière de l'artiste, tant la nouvelle voie empruntée par celui-ci semble dangereuse. En effet, a l'instar d'un David Bowie ou d'un Iggy Pop dans leur période berlinoise, Julian Casablancas a maintenant le toupet de proposer un album qui ne comporte pas de single et repose essentiellement sur des batteries ultra-martiales évoquant Suicide; ainsi que sur l'omniprésence de dissonances dans le parcours harmonique de la plupart des titres.
Tout ce bordel fascinant qui pétrifie par son agressivité - à l'encontre de qui, cela reste à découvrir - oscille pendant une heure entre garage punk, rock industriel, electroclash et glam sans que l'oreille ne soit flattée un seul instant, et c'est sans doute sur ce point que l'on peut reprocher quelque chose au chanteur, dont la sensibilité mélodique n'est plus à prouver. Il y a bien des fulgurances, comme le single furieux "Where No Eagles Fly" et la bizarrerie synthétique "Nintendo Blood", mais la complexité des structures de chaque chanson semble creuser un fossé entre Casablancas et son auditeur. Et c'est là que réside toute la question autour du statut d'artiste et de son rapport avec le public. Doit-il, pour être tout à fait reconnu, faire un compromis entre l'expression la plus pure de son moi créatif et la satisfaction d'une certaine strate sociale qui l'a élevé au rang d'icône ? Ou bien doit-il mordre la main qui l'a nourri jadis pour mieux l'éduquer et la pousser à conquérir de nouveaux horizons, a priori insoupçonnés ? Difficile d'avoir une réponse tranchée après l'écoute de Tyranny. Ce qui semble évident, par contre, c'est que Julian Casablancas vous emmerde et qu'il vous salue bien bas.