Twelve Reasons to Die II
Ghostface Killah & Adrian Younge
Il y a quelque chose de très spécial qui est train de se produire avec Adrian Younge en ce moment. Avec Ghostface Killah aussi d'ailleurs, qui connaît la période la plus prolifique de sa carrière et pourrait être surnommé "le John Dwyer du rap" avec six albums sortis en l'espace de cinq ans. Six albums, de vraies œuvres, pas des mixtapes à la con. En cinq ans. Et pas un qu'on pourrait vraiment qualifier de mou du gland. Six albums, dont quatre publiés au cours de ces deux dernières années, dont trois réalisés en collaboration avec des artistes parés d'une identité sonore bien à eux (BADBADNOTGOOD et Adrian Younge en l'occurrence), immédiatement reconnaissable et assez barrée que pour fournir des décors soniques qui collent à la personnalité de ce grand malade.
Mais revenons-en un peu à Adrian Younge, foutu génie coincé dans cette époque décadente et qui avait sévi aux côtés du emcee avec un premier chef d'oeuvre de concept album, Twelve Reasons to Die. Sans surprise, Younge avait cité le sorcier du Clan RZA et Ennio Morricone comme influences majeures lors de la composition de cet album aussi ambitieux qu'anxiogène. Le résultat était totalement bluffant et redéfinissait les codes de la production d'instrus dans le milieu du hip-hop, mêlant orchestration de musique de film vintage, bidouillages électroniques et chœurs féminins scabreux tandis que le personnage de Tony Starks racontait ses emmerdes avec une famille mafieuse. Aujourd'hui, Younge revient avec un second disque dont l'intrigue se déroule dans le New York des 70's. Cette fois,-ci, Tony Starks est confronté à un autre chien enragé : Lester Kane, interprété par un Raekwon déterminé à lui disputer le contrôle des rues, malgré leur alliance initiale.
Musicalement, Adrian Younge nous éclabousse à nouveau de tout son talent lorsqu'il s'agit d'articuler et de disséquer des breakbeats enfumés, créant un socle rythmique assez solide pour les extravagances rhétoriques de Ghostface et de ses différents invités. Plus magistrale encore est sa capacité à confectionner des ambiances crépusculaires au moyen de mellotrons trafiqués, de guitares réverbérées (Morricone hante toujours la production de Younge ici), d'orgues ultrafiltrés et d'une basse moelleuse à souhait, colonne vertébrale d'un récit musical dont la sophistication et la force narrative réclament une écoute au casque plutôt qu'une audition distraite en bagnole. A l'instar du RZA dans ses premières productions avec le Wu, Adrian Younge s'impose ici comme un sorcier capable de livrer une version lunaire et sépulcrale des B.O. Blaxploitation, chose qu'on pouvait déjà déceler dans ses projets solo comme Black Dynamite ou Something About April et qui évoque pas mal la musique livrée par le Budos Band chez Daptone. Mais l'adjonction du phrasé électrisant de Ghostface à la musique de Younge permet ici une synergie qui manquait à ces disques solo, agréables mais peut-être trop polis.
Iconoclastes sans être négationnistes, ces deux disques marquent un tournant dans les histoires connexes de la soul et du hip-hop, qui reviennent à des ambiances feutrées dont la nature est cette fois aussi organique qu'électronique. C'est, en somme, à la conjugaison des westerns de Sergio Leone, des policiers de Gordon Parks (père et fils), du What's Going On de Marvin Gaye et du Enter The Wu-Tang (36 Chambers) que nous assistons. Mais c'est surtout à la maturité artistique de deux monstres sacrés du groove que nous rendons hommage en nous repassant pour la seizième fois le frissonnant "Return of the Savage", le sublime "King of New York" et l'intrépide "Get The Money" - avec un impeccable Vince Staples d'ailleurs. Magistral, mais peut-être un peu court.