Tranche de vie
Souffrance
Emouvante comme ton premier baiser, douloureuse comme un coup de boule, mémorable comme un coucher de soleil ou légendaire comme Zizou, les punchlines sont devenues le b.a.-ba du rap. Rappeur après rappeur, année après année, texte après texte, cet attrait pour la formule qui percute la tête autant que le cœur s'est renforcé jusqu'à quasiment supplanter ce qui formait la substantifique moelle ce style : raconter des histoires, crûment de préférence. Un triomphe de la forme sur le fond qui permet aujourd'hui au rap de truster les charts et d'être blasté ad nauseam à la supérette du coin, au camping des Flots Bleus et en bas des blocs. Drôle de victoire à la Pyrrhus.
Une situation à laquelle on s'est doucement mais sûrement habitué, sans broncher, avec un poil de complicité parfois même... Alors quand Souffrance déboule le 30 avril 2021 dans le studio de Skyrock en présence de Luijipeka (moitié de Columbine) pour lâcher un freestyle d'une puissance folle, on y voit immanquablement une allégorie de ce qu'était le rap des « origines » et de ce qu'il est devenu au cours de la décennie passée... Il suffit de voir le regard fuyant de Luijipeka pour comprendre que son relatif succès dans ce rap jeu n'est au fond que de l’esbroufe face à la verve tranchante du rappeur de Montreuil, relégué pour sa part sur le banc de touche de l'industrie.
Vous l'aurez compris, Souffrance n'est pas du côté des vainqueurs, lui se place plutôt du côté des vaincus. Mais pas de ceux qui se laissent marcher sur la tronche, non. Le rap nerveux de Souffrance pourrait être la dernière patate de l'ouvrier dans la tronche de ce fumier de RH qui vient lui annoncer la fermeture définitive de son usine. Le « retour du réel » diront certains. Car c'est bien dans ce réel rugueux que s'ancre l'art du montreuillois, rien de plus normal qu'il ait donc intitulé son premier album Tranche de vie. 15 piges que le bougre rappe dans l'ombre (notamment avec le crew l'Uzine), on comprendra dès lors que les 20 titres de ce premier album ne suffiront pas à purger toute la rage enfouie et accumulée durant toutes ces années. Un concentré de noirceur infusé dans des instrus et des textes aiguisés qui nous replongent immanquablement dans les heures les plus glorieuses du mythique label 45 Scientific. Dans cet ode au boom-bap à l'ancienne, pas de morceaux pour reprendre son souffle avec des mélodies sucrées, Souff' est venu pour repeindre ton intérieur en noir du sol au plafond. Souffrance aka MC Soulages.
Cet ambiance légère comme un parpaing pourra peut-être en rebuter certains, il faut avouer qu'il est difficile d'avaler d'une traite cet album. On vous conseille donc quelques boites de Prozac pour digérer calmement ce Tranche de vie où la forme est toujours au service du fond. Si le rap nous a habitué dernièrement à nous faire avaler du rap goûtu comme du Babybel, on ne peut que se délecter de ce gros camembert au lait cru que vient de nous démouler Souffrance. Bon appétit.