Tous ces ongles rongés

JeanJass

Virgin Music France – 2024
par Aurélien, le 1 octobre 2024
7

Vingt et une minutes et vingt secondes de musique. Il faut bien l’admettre : Tous ces ongles rongés, le quatrième projet solo de JeanJass, est court. Mais c'était sans compter sur sa profonde maîtrise des formats rap en 2024 : en bon consommateur de néo-boom bap, le double J sait qu’un disque court peut être un disque plein – on vous renvoie volontiers à ce papier sur Earl Sweatshirt qui disséquait l'exercice mieux que je ne le ferai jamais. Ainsi, pour sa première incursion sur un format qui n’est pas sans rappeler celui que privilégie son idole The Alchemist, JeanJass veut prouver au monde qu’il a besoin d’à peine plus d’un quart d’heure pour créer un produit à la replay value digne de ses albums de chevets - The Infamous, Marcberg et Mauvais Œil très probablement. De la prétention ? Non, puisque le contenu le démontre sans forcer : il est bien la chèvre francophone qu’il pense être.

Car Tous ces ongles rongés est, du premier au dernier titre, terriblement personnel. Il suffit de jeter un œil aux crédits pour comprendre qu’ici, Jass le magnifique est pour ainsi dire seul dans son studio – une co-prod de Dee Eye, une autre d’Eskondo et les miracles de Jules Fradet au mastering. Seul face à son carnet de rimes, seul face à ses propres productions, mais armé de son flow débonnaire, le Belge continue de se fier à sa vision et de prouver que ce n’est pas pour rien si lui et son collègue Caballero parviennent à s’inscrire dans la durée : leur rapport à la musique et à la productivité leur permet des modes d’expression extrêmement diversifiés - les mixtapes High et Fines Herbes ou la série Zushiboyz en attestent. Avec le rap comme seule boussole, JJ & Caba n'ont aucun mal à exécuter ces grands écarts qui distinguent les bons rappeurs des vrais artistes.

On en connait beaucoup qui doivent jalouser la qualité des productions de JJ sur Tous ces ongles rongés : derrière ses machines, l’homme prouve qu'il est un beatmaker d'exception, capable de matérialiser bien des émotions sans effet de manche comme de maîtriser ces poussées de fièvre qu'il affectionne tant. Avec sa musicalité sans faille, rivalisant parfois avec celle de ses homologues cainris, Tous ces ongles rongés ressemble à un vrai bon délire de producteur. Et tant pis si on a parfois l'impression que JeanJass a pris plus de plaisir à produire ces titres qu'à les rapper : c’est à l’auditeur de prendre le temps d’apprivoiser ce JeanJass nouveau qui enchaîne les tableaux sombres, avec une mention spéciale pour la guitare triste de "Honolulu" (grand morceau de deuil) ou l'énergie très Queensbridge de "Olympien". Sur les neuf titres au tracklisting, il n’y a guère que "TEMA", avec sa boucle de piano déconneuse et son scratch de Gazo, qui détonne, nous faisant réaliser que le JJ blagueur est dorénavant plus à sa place sur une compilation High & Fines Herbes que sur ses propres disques.

D'aucuns diront que le Carolo propose ici son effort le plus rêche, et c'est vrai que pour un artiste qui nous a toujours habitué à une certaine fraîcheur, Tous ces ongles rongés peut parfois déstabiliser. Mais on a désormais suffisamment d'écoutes au compteur pour affirmer qu'on tient là un des projets les plus intéressants de toute sa discographie, celui qui nous fait réaliser que JeanJass vieillira mieux que l'immense majorité de ses collègues. Peut-être plus monochrome et tristounet qu'à l'accoutumée, l'ensemble ne manque pourtant ni de charme ni d’urgence. Mais pour pouvoir le constater, il faudra sans doute être un peu plus fan que les autres, ou garder à l'esprit ces derniers mots : si Tous ces ongles rongés se mérite, croyez-nous, il finit par le rendre au centuple. 

Le goût des autres :