To All Trains
Shellac
Alors que l’exercice s’annonçait comme une simple formalité, chroniquer le dernier album de Shellac présente finalement toutes les caractéristiques du parcours semé d’embuches. Comment écrire sur l’ultime disque d’un groupe culte sans trébucher sur les pièges gros comme une maison ? Comment éviter la chronique tarte à la crème sous forme d’éloge funèbre d’un Steve Albini tombé au champ d’honneur dix jours avant la sortie du disque ? Comment slalomer entre les sempiternelles odes à l’éthique d’un groupe irréprochable, apôtre du son le plus cristallin et allergique à tout artifice de production ? Comment ne pas insulter le travail d’un trio de musiciens en s’attardant sur l’accessoire et en oublier l’essentiel, la musique elle-même ?
A ce titre, on serait tenté d’écrire que ce sixième album studio de Shellac s’impose comme un très bon cru. Et d’ajouter « sans surprise ». Un peu court, jeune homme. Car justement, To All Trains n’est peut-être pas si avare en surprises qu’il n’y parait à la première écoute. Bien entendu, le groupe y déroule ce qu’il fait de mieux : poncer les standards d’un punk rock noisy dont il aura rédigé le cahier des charges pendant plus de 30 années. En réalité, To All Trains déroute par ses ambitions.
Shellac y développe un vrai souci de la narration, à savoir un album qui coche toutes les cases d’une histoire bien ficelée, avec un début haletant, une intrigue centrale, quelques références semées çà et là et un dénouement final inattendu. En ouverture, « Wsod » déblaie le terrain avec une formule intrinsèquement rock : un riff de guitare en boucle, quelques plans de batterie pour asseoir la rythmique, avant de revenir tous ensemble pour dérouler la mélodie. Bref, les fondamentaux d’une solide chanson rock pour lancer les hostilités. Suit « Girl From Outside », et sa structure minimaliste qui réunit les canons des albums précédents : la basse bourdonne, la guitare serre les dents, la batterie gronde et éparpille façon puzzle.
Le tempo s’accélère considérablement sur « Chick New Wave », qui s’assume pleinement comme un hymne punk rock à l’ancienne. Les fondations sont posées. Le premier gros climax de l’album surgit alors avec « Tattoos », et son chant énervé posé sur un riff teinté d’accents bluesy. Saveur blues confirmée sur l’intro de « Scrappers » avant d’être assommé par la basse d’un Bob Weston en mode bûcheron. Moins clivant, « Days Are Dogs » remet le groove à l’avant-plan, dans une sorte de symphonie rythmique dictée par le jeu de batterie tout en subtilités d’un Todd Trainer à l’aise dans son costume de chef d’orchestre au sommet de son art.
Un petit clin d’œil à Mark E. Smith plus tard (« How I wrote How I wrote Elastic Man ») et voilà déjà Shellac reparti sur les terres d’un punk primaire vaguement potache sur « Scabby The Rat », titre dont auraient raffolé Beavis & Butthead en leur temps, et autre très grand moment de cet album. Steve Albini y met à l’honneur son ami Rob Warmowski, vieux compagnon de la scène de Chicago décédé en 2019.
Puisque tout bon récit se doit d’offrir une fin mémorable, Shellac boucle To All Trains sur un chaotique « I Don’t Fear Hell », ironiquement prophétique pour refermer à jamais la discographie d’un des groupes les plus influents et les plus respectés des trois dernières décennies. En 28 minutes (!), la bande menée par « celui qui a produit tous tes albums préférés » emballe un disque qui n’avait certainement pas été pensé comme un testament, mais qui en présente quand même tous les attributs.
Les plus grands sont ceux qui savent s’arrêter lorsqu’ils tutoient les sommets. Shellac ne fait pas exception à la règle. Mais ça fait chier.