Third
Portishead
En deux albums studio, Dummy en 1994 et Portishead en 1997, dix-sept ans de carrière dont dix ans de silence absolu, Portishead s'est construit une image de groupe mythique, cité jadis en tant que source d'inspiration par un nombre incalculable de formations qui se sont engouffrées dans la brèche trip hop ouverte par Beth Gibbons, Geoff Barrow et Adrian Utley, avec l'aide précieuse de Massive Attack, au milieu des années 1990. Que l'on songe aux Sneaker Pimps, à Archive, Goldfrapp, Zero 7, Lamb, Hooverphonic, Moloko, j'en passe et des meilleures. Tous se revendiquent, à un niveau ou à un autre, du fameux groupe de Bristol, qui a ainsi été récupéré à son corps défendant par des formations plus ou moins éphémères qui ont, petit à petit, offert au trip hop une audience mondiale, pour ne pas dire ultra-commerciale.
Les marketeux de tout poil, toujours prompts à exploiter ce qui leur passe sous la main, ne s'y sont pas trompés, comme en témoigne la fameuse publicité avec Sophie Marceau pour un célèbre parfum, au son du tubissime "Glory Box" – un morceau aussi envoûtant à l'époque que totalement galvaudé aujourd'hui, symbole d'une œuvre désormais utilisée pour illustrer des cours de relaxation. A tel point que l'on comprend parfaitement les hésitations des Bristoliens à donner suite à une aventure qu'ils ont fini par ne plus maîtriser du tout. Avouons-le : Portishead est devenu un nom quasiment maudit, une sorte de tarte à la crème, tant et si bien que le terme même de "trip hop", au début de ce vingt-et-unième siècle, a quasiment perdu toute signification.
La question est donc double : pourquoi revenir et pourquoi maintenant ? En 2008, quand Massive Attack n'est plus que l'ombre de lui-même après ses querelles intestines, quand les Sneaker Pimps, qui ont entamé dès 1999 un virage electro, ne donnent plus signe de vie, quand Morcheeba, après avoir perdu sa chanteuse, est devenu une usine à soupe froide, quand tant d'autres groupes suiveurs ont disparu de la circulation, quand Dummy et Portishead ne sont plus que deux albums bons à écouter en voiture ? La réponse est simple : parce que Portishead a été un groupe précurseur et qu'il voulait relever ce défi magnifique, celui de prouver qu'en évoluant dans un même univers, il était encore possible d'inventer et de se réinventer. Pari tenu.
Third est un album qui porte bien son nom. Il s'agit d'un album triple. Pas un triple album : une galette, 11 titres, 49 minutes. Mais un album qui révèle trois personnalités distinctes. D'un côté, on y retrouve un trip hop de bonne facture, relativement classique (mais sans scratches), qui n'aurait pas dépareillé sur Dummy, avec des morceaux comme "Hunter", "Nylon Smile" ou encore "Plastic". Peu surprenants, quoiqu'agréables, ces morceaux satisferont les amateurs de cette musique sombre, lente, voire neurasthénique, sublimée par le chant plaintif de Beth Gibbons. D'un autre côté, on y trouve, un peu plus surprenant, deux ritournelles interprétées à la guitare ou à l'ukulélé, comme "The Rip" et "Deep Water", une petite chanson en forme de pause entre deux titres éprouvants.
Car, ce dernier côté, cette troisième face de l'album, c'est une musique froide, martiale, psychédélique et expérimentale, qui tire l'auditeur vers le rock allemand de la fin des années 1960 voire le rock industriel des Nine Inch Nails, illustrée par un titre en particulier, le single "Machine Gun". Oui, Portishead revient, mais ce n'est plus tout à fait celui que l'on a connu. Alors que l'on aurait pu craindre le pire d'un retour après un si long silence, surtout avec une campagne marketing aussi importante (pub à la télé, album en préécoute sur Last.fm), impossible de ne pas se raviser en écoutant ce premier single brutal, glacial et intransigeant, aux antipodes du tube facile auquel Portishead aurait pu céder pour satisfaire les millions d'oreilles d'ores et déjà acquises à sa cause. Ce morceau, extrêmement audacieux, extrêmement risqué aussi, au son saccadé comme le bruit d'une mitraillette (d'où le titre), est pourtant une réussite absolue, le genre de mélange chaud (la voix de Gibbons) froid (le rythme, les nappes électroniques) dont Depeche Mode période Black Celebration aurait pu accoucher mais dont Gore et Gahan n'auraient jamais eu le courage aujourd'hui, trop obsédés par l'idée de caresser leurs fans dans le sens du poil. Le genre de titre, aussi, qui aurait fait merveille dans Rez, le célèbre jeu vidéo de Tetsuya Mizuguchi, sorti à l'origine en 2001 sur Dreamcast. Hypnotique et envoûtant.
Plusieurs autres morceaux, magnifiques, sont de cet acabit : "Magic Doors", véritable sommet de l'album, magique de bout en bout ; "We Carry On", aussi lourde qu'éblouissante, plus loin encore que ce que Radiohead a pu produire sur Kid A / Amnesiac, plus réussi, surtout ; "Threads", ultime merveille de cet album ; "Small" et ses claviers seventies et sa batterie digne d'un défilé militaire ; ces titres qui, chacun à leur manière, façonnent ce disque, sans doute l'un des plus importants de l'année, cette œuvre magistralement dense, impossible à résumer, à classer, à catégoriser. Un chef-d'œuvre, même, dont chaque écoute révèle une nouvelle pépite. Aussi sombre et désespéré que ces deux grands frères, mais beaucoup plus psychédélique, puissant, voire couillu, le petit Troisième parvient aisément à les surpasser – de loin – grâce à une maîtrise technique et une palette d'émotions beaucoup plus vastes qu'auparavant et, surtout, grâce à une prise de risque de chaque instant. Une réussite incontestable.