The Violent Sleep of Reason
Meshuggah
Avouons-le : Meshuggah s’est mis dans une drôle de situation depuis une dizaine d’années. En révolutionnant le champ du thrash metal avec le séminal Destroy Erase Improve en 1995, Meshuggah donne naissance à un nouveau genre si fertile (« meshmetal », « djent », « thrash progressif », peu importe) qu’il engendre des myriades de disciples plus ou moins talentueux. Mais alors que la souche Meshuggah fait sa dernière mutation décisive sur obZen en 2008, après une période expérimentale, le moment fatidique où l’élève dépasse le maître semble être atteint avec le terrible Måsstaden de Vildhjarta, qui porte le genre vers d'étonnantes innovations rythmiques, mélodiques et en termes de composition, avec une puissance quelque peu tarie chez leurs aînés suédois. Après une telle décharge, le cru Meshuggah de 2012, Koloss parait bien fade en vague resucée d’obZen. On avait donc toutes les raisons de s’inquiéter pour The Violent Sleep of Reason, d’autant plus devant la relative rareté des chroniques en français. Peut-être qu’on a eu tort.
Il y a deux choses qui frappent quand on lance le disque. D'abord, le son. Rarement un disque de Meshuggah a autant pris physiquement à la gorge : les guitares sont abrasives et écrasantes, la basse râpe les tympans, la batterie matraque comme un CRS en manif. En ce sens, la production de The Violent Sleep of Reason évite le lissage digital qui a uniformisé les précédents disques et opère un retour à l’agressivité primaire de Chaosphere : son brut, organique, saturé, avec des prises live en studio, qui rendent à leur musique cette urgence qui lui sied si bien. Avec un son aussi puissant, le riff principal de « Nostrum » risque de passer sous la coupe de la loi anti-claque, pour peu qu’on l’utilise dans l’éducation — ce qui serait somme toute possible car les lyrics tiennent globalement un propos assez classique-réac contre les conneries de religion et la génération Facebook.
La deuxième chose qui frappe, ce sont les riffs. Déjà, « Clockworks » a de réjouissants relents de I dans sa folie furieuse, soit du meilleur EP-morceau de Meshuggah, qui jusqu’à maintenant avait hélas peu fait l’objet d’auto-récupérations. Mais le plus cool, c’est la relative diversité des riffs entre la lourdeur sludge de « Into Decay », le petit côté stoner de « By The Ton », le riff chromatique de « MonstroCity » et les pures attaques thrash dans le lard comme « Our Rage Won’t Die ». Les compositeurs (le batteur Haake et les guitaristes) ont aussi mis le paquet comme jaja sur les variations de tempo, par exemple avec « Ivory Tower » qui commence à tempo pachydermique et finit beaucoup plus rapidement. Cerise sur le gâteau, Fredrik Thordendal nous gratifie à quasi chaque morceau d’un de ses soli complètement bancals et jazzy.
Cependant, il y a aussi quelques bémols dans cette suite de bonnes surprises. Déjà, si diversité il y a, elle reste strictement une diversité intra-meshuggesque : jamais le groupe ne fait jamais vraiment évoluer son cadre harmonique en dehors de ce qui est « typiquement Meshuggah », alors que Vildhjarta le fait très bien. Le riff une-note qui ouvre « Born in Dissonance » et celui qui parcourt le morceau éponyme, c’est un peu du déjà-entendu mille fois sur Chaosphere et depuis lors. Par ailleurs, la structure de composition « à la Lethargy » (morceau bien lourd avec un petit riff aérien pour finir) a tendance à devenir un peu trop systématique. Mais surtout, ce qui manque à ce disque, c’est l’aération. Nos Suédois pleins d’humour ont d’ailleurs judicieusement posé la seule accalmie du disque à la fin du morceau « Stifled »… après que l’auditeur a bien été « étouffé » pendant 9 titres. Où sont passées les pauses guitare-non-distordue d'antan ? Mais bon, on va pas bouder notre plaisir : ce Meshuggah, à défaut d’être un tournant majeur dans le genre ou dans leur discographie, reste un bon vieux Meshuggah des familles. Et pour le coup, avec des qualités supérieures à ses défauts — soit un très bon disque.