The Story of Sonny Boy Slim
Gary Clark Jr.
Il faut toujours se méfier des personnes adoubées par les dieux, en particulier lorsque ces derniers sont les dépositaires d'une certaine tradition, immuable et stagnante. Ainsi, lorsque j'ai entendu parler de Gary Clark Jr. pour la première fois dans ce sanctuaire du classic rock un peu poussiéreux qu'est le Rolling Stone français, c'était à l'occasion d'un article consacré à Eric Clapton ("God", pour les intimes) dans lequel celui-ci portait littéralement aux nues cet intriguant guitariste black natif d'Austin, Texas.
Biberonné au blues le plus pur, coaché par Jimmie et Stevie Ray Vaughan, et coqueluche des clubs enfumés de la "Live Music Capital of the World", Clark Jr. avait fini par être admis à l'Olympe en jouant aux côtés de divinités comme le désormais regretté B.B. King, Buddy Guy ou encore Jeff Beck. C'était au sacro-saint Crossroads Festival, organisé par Clapton en 2010. Consécration, louanges, et tout le tintouin. Mais contrairement à ces figures tutélaires de la musique du diable, le jeune guitariste entendait défendre une conception plus nuancée, plus large, plus ouverte du blues. Assez intelligemment, et à l'instar de groupes comme les Rolling Stones ou Cream dans les 60's, celui-ci avait compris que s'il désirait toucher un public large et l'amener éventuellement à s'intéresser à ce monstrueux pan de la musique populaire, il fallait le sertir d'éléments accrocheurs issus des genres qui marchent dans l'industrie contemporaine; à savoir la pop, la soul, le psyché et le hip hop. Résultat : Gary Clark Jr. déboulait en 2012 avec un Blak and Blu globalement bien accueilli, qui lui valut une visibilité autant du côté des fans pubères des Black Keys que de celui des rednecks de soixante piges drogués au swamp rock et à Jimmy Reed.
Trois ans plus tard, le guitariste de 31 ans revient avec un album tout aussi bien foutu et déterminé à diluer les frontières stylistiques, capable de convoquer sur un même disque les fantômes d'Elmore James (sur le rythm and blues crado et endiablé "Shake"), de Marvin Gaye (le chant satiné sur "Our Love") et fatalement, de Jimi Hendrix (écouter les licks voodoochildisés sur "Grinder" pour s'en convaincre). Mais loin d' être un fidèle vassal au service du royaume du blues, Clark Jr. réinterroge cette forme musicale en introduisant un "Down To Ride" de 7 minutes basé sur des accords plaqués sur un synthé 80's, qu'on aurait pu retrouver sur les pires mièvreries de Spandau Ballet, sur la splendeur sucrée qu'était le "Betty Davis Eyes" de Kim Carnes ou plus récemment, dans le "Nightcall" revivaliste de Kavinsky. Rien de blues ici a priori, si ce n'est l'impression de sensualité qui s'en dégage et qu'on peut aussi bien retrouver chez les grands de la neo-soul moderne (Bilal ou D'Angelo, par exemple) que sur le "The Thrill Is Gone" de B.B. King. Lovée dans une rythmique cyclique et claquante, la basse gronde sur tout le morceau et oblige l'auditeur à regarder le monde comme un sismologue capable d'être à la fois amoureux et conscient du phénomène de la tectonique des plaques - sans déconner.
On voit dès lors que ce Gary Clark Jr. a de la suite dans ses idées bleues et que le respect inconditionnel des anciens n'est pas une valeur qui fonde sa carrière, actuelle comme future. Sans être un prophète ou un révolutionnaire, le type a simplement à cœur de proposer un maelstrom capable à la fois de synthétiser tout l'héritage de la musique noire et de sonner actuel - tout en y insérant une astucieuse ballade folk incolore ("Church") qui sera sûrement rachetée par Nutella pour leur prochaine pub et lui permettra de se refaire un stock de Telecaster, en attendant la prochaine vague de créativité. Qui peut en dire autant du dernier album de Jeff Beck ou de Buddy Guy ?