The Skeleton Key
Roc Marciano & The Alchemist
Dans ce qui ressemble quand même fort à un complot ourdi par l’internationale des disquaires à l’approche des fêtes, les traditionnels tops de fin d’année tombent de plus en plus tôt. Et parce qu’on n'est jamais aussi bien servi que par soi-même, c’est généralement le shop anglais Rough Trade qui ouvre le bal dès la fin novembre, comme si le dernier mois de l’année avait autant d’utilité qu’un rapport du GIEC sur le bureau de Donald Trump.
Pourtant, l’histoire récente nous rappelle combien ce mois considéré comme le pré carré de Mariah Carey et Michael Bublé peut accueillir certains des albums les plus marquants de l’année : Beyoncé en 2013, 2014 Forest Hill Drive en 2014, Awaken My Love en 2016 ou Bitume Caviar l’année dernière. Et alors que tous les canards qui comptent ont déjà acté les triomphes de Charli XCX ou MJ Lenderman, deux des valeurs les plus sûres du rap des années 2000 font leur retour pour donner une suite à The Elephant Man’s Bone, et chambouler quelques certitudes.
À ma gauche, The Alchemist, producteur dont le génie du sampling n’a d’égal que la longévité dans ce foutu rap jeu – faut-il rappeler qu’un jeune Alan Maman alors âgé de 13 ans a découvert les joies de la SP-12 auprès de DJ Muggs, alors faiseur de tubes pour Cypress Hill ? Et à ma droite Roc Marciano, le MC et producteur de Long Island qui a à lui seul ouvert la brèche d'un « nouveau boom bap » en prise directe avec le caniveau, et dans laquelle ils sont des dizaines à s’être engouffrés depuis, parfois avec plus de succès commercial que le true OG – sans Roc Marci, pas de Westside Gunn, pas de Mach-Hommy et pas de Freddie Gibbs.
Tandis que l’aura de Roc Marciano n’a jamais faibli, celle de The Alchemist n’a fait que monter en puissance ces dernières années, pour devenir tout bonnement aveuglante aujourd’hui. La liste des rappeurs qui rêvent que The Alchemist leur offre un album « clé sur porte » doit être probablement plus longue que la liste des casseroles que traîne Diddy, mais le Californien a trop le sens des priorités pour s’abaisser à ce genre de manœuvres. Alors il procède comme il l’a toujours fait : en alimentant les potes et les MCs en qui il croit, en prenant soin de garder ses meilleures productions pour quelques happy few avec qui la fusion est accomplie. Ce fut le cas à une époque pour Action Bronson ou Conway, mais aujourd’hui on sent que l’alchimie entre Roc Marci et ALC est trop forte pour ne pas que les textes les plus ciselés, les punchlines les plus vicieuses et les plus sombres galéjades du premier vienne se poser sur les productions les plus abouties du second - c’est aussi ce qui explique probablement l’absence de featurings sur The Skeleton Key.
Album court, rachitique (à l’exception peut-être du certified banger « Chopsticks ») et qui assume sa radicalité, The Skeleton Key est une nouvelle démonstration de force tranquille d’un duo qui ne pense pas sa carrière comme un tour sur le Space Mountain mais plutôt comme une longue balade dans une Phantom noire. Devenus malgré eux des gardiens du temple, The Alchemist et Roc Marciano sont aussi là pour cimenter le mythe à travers un disque qui, comme tous les autres portant leur signature, n’a pas vocation à se frayer un chemin dans une quelconque liste des plus grands albums de l’année ou de la décennie – d’ailleurs, ergoter sur la supériorité de The Skeleton Key par rapport à The Elephant Man’s Bone, Rosebudd's Revenge ou n’importe quel disque intégralement produit par The Alchemist relève du pur badinage. Par contre, il n'est pas déraisonnable de les soupçonner d’écrire l’Histoire sans trop avoir l’air d'y toucher. Et là, la mission est en réalité déjà accomplie.