The Sciences
Sleep
Rien ne voile plus la véritable valeur d'un artiste que la complexité du rapport entre ce qu'il produit et la façon dont il en parle - entre la création et la communication, entre ce qui est à écouter et ce qu'on choisit d'y entendre. Et ça, il y a des groupes qui s'en foutent royalement, et dont on apprécie l'honnêteté. Et puis il y a ceux qui aiment faire monter la sauce, et entourer d'une gigantesque enchâssure le joyau qu'ils mettent à la disposition du public. Drake en rap, Daft Punk en musique électronique, chaque genre possède un ou plusieurs de ces phénomènes. Quant à Sleep, est-il devenu le groupe trop mythifié de la scène metal, un groupe dont on fantasme tellement le retour qu'on n'y entend plus rien ?
Car en tant que premier album en plus de quinze ans, The Sciences pose avant tout cette question : sommes-nous capables d'apprécier correctement un album attendu depuis tant d'années, et de la part d'un groupe entouré d'une telle mythologie ? Pour rappel, le trio avait laissé son public sur une énorme claque du nom de Dopesmoker, longue plage de plus de soixante minutes rabattant complètement les cartes du stoner-doom. Mais depuis, Sleep, c'est beaucoup de t-shirts vendus, quelques concerts par-ci par-là, et une musique qui passe de la réalité au mythe par l'absence prolongée d'activité - même si ses membres n'ont pas chômé, Al Cisneros fondant OM et Matt Pike lançant l'aventure High On Fire. 12 albums au total, sans compter ceux sur lesquels a bossé Jason Roeder, le batteur de Neurosis qui a intégré le groupe en 2009.
Alors évidemment, quand The Sciences est sorti sans qu'on s'y attende, on s'est jeté sur le stream comme des morts de faim, ravis de pouvoir entendre à nouveau ces riffs capables de faire headbanger un concile d'évêques. Avec quelques jours dans les pattes et quelques écoutes dans les oreilles, un premier constat s'impose: Sleep reste un groupe de gros fumeurs de weed, qui produisent de la musique pour des gens qui en fument de très grosse quantités. Preuve ultime de leur passion pour la marie-jeanne et de leur sens de l'humour, l'album est sorti le 20 avril, fête annuelle de la fumette. Et au cas où le « Marijuanaut » sur la pochette ne vous aurait pas mis sur la piste, les paroles finiront le travail, soit lorsque vous essaierez de comprendre dans quel état elles ont été écrites (« the pterodactyl flies again »), soit de manière carrément plus explicite (« Marijuana is the light and the salvation »).
Musicalement, la transformation n'est donc pas très radicale. Sleep est un groupe qui s'est construit sur un son très particulier, et la révolution qui devait être opérée a déjà été opérée ; attendre d'eux un revirement à chaque album serait le signe d'une méconnaissance complète de leur travail. Ce n'est pas pour autant que vous n'allez pas être quelque peu étonnés par l'album, moins en terme de revirement extraordinaire que de capacité à synthétiser toutes leurs compétences. Le trio a hérité des aventures extra-conjugales de ses membres, des passages mystico-orientaux hérités de OM aux riffs bourrins comme chez High On Fire. Au final, rien d'incohérent et pourtant Sleep efface très légèrement les frontières de la musique qui avait construit l'identité de leur son il y a vingt ans déjà.
Et une identité perpétrée dans une jeunesse éternelle, ça n'est pas rien. Si vous avez écouté le dernier Electric Wizard (emoji seppuku), vous savez que parmi la myriade de groupes devant leur existence à Black Sabbath, très peu tiennent sur la durée en gardant une distance de sécurité nécessaire à assurer à la fois beauté de l'hommage et indépendance de la musique. Et à ce niveau-là, Sleep marque des points: que ce soit dans le morceau-hommage au bassiste du mythique groupe anglais (« Giza Butler ») ou dans l'association permanente de la basse et de la voix, on avait pas vu plus belles références depuis un moment. Et pourtant, il faudrait être d'une sacrée mauvaise foi pour assurer que cet album est une pâle copie du groupe des années 1970. Et puis pour ne vraiment rien gâcher, Sleep a même tenu à nous démontrer sa capacité à évoluer: le dernier morceau, « The Botanist », est une longue ballade mélancolique qui fait figure d'ovni dans la carrière du groupe, et résonne pourtant avec une sincérité inouïe.
Pas si simple de revenir après presque vingt ans d'absence, surtout pour un groupe aussi mythique et ancré dans un genre de plus en plus à l'abandon. Mais grâce à l'expérience et à une efficacité hors du commun, c'est mission accomplie pour les trois Californiens, qui nous régalent sans nous écoeurer en faisant ce qu'ils savent faire de mieux: planer.