The Epic
Kamasi Washington
"I guess I just wasn't made for these times" soupiraient en 1966 les Beach Boys sur un titre du monumental Pet Sounds. Une chanson écrite, interprétée et produite par le génie Brian Wilson qui, dans son autobiographie, expliquait que ce titre évoquait la déprime d'un jeune gars mal dans ses baskets, et qui se sentait un peu trop en avance sur son temps.
C'est vrai qu'à l'époque, la pop des Californiens avait quelques années d'avance sur la concurrence. Grâce, avant tout, à un songwriter unique en son genre, qui allait malheureusement s'effondrer sous le poids de ses propres idées - et de celles de ses concurrents.
Heureusement, Kamasi Washington ne souffre pas des mêmes problèmes. Il a même l'air d'un mec droit dans ses bottes et bien dans sa tête. Par contre, on peut affirmer sans trop s'avancer que son disque n'est adapté ni à son époque ni au public auquel il est prioritairement destiné. Sortir en 2015 un disque de jazz de trois heures sur Brainfeeder relève tout simplement du suicide commercial.
Pourtant, qu'on ne s'y trompe pas, avec The Epic, le chef d'orchestre nous a sorti l'un des disques les plus fous de l'année 2015. Un album qui permet de comprendre toute son influence sur quelques têtes de gondole et aimants à hype de l'actuelle scène indé. Si vous avez aimé la mue opérée par Flying Lotus sur ses derniers albums et si vous avez surkiffé les influences jazzy du dernier album de Kendrick Lamar, c'est Kamasi Washington qui a rendu tout cela possible, en véritable éminence grise des réussites d'autrui. Une éminence grise qui, après avoir joué les faire-valoir, prend enfin son envol sur un disque qui porte bien son nom, lui qui est traversé d'un souffle épique permanent, avec ses titres à tiroirs qui vont régulièrement chercher dans les 15 minutes.
On ne va pas se leurrer: du jazz, on en consomme peu et on n'a vraiment pas envie de se livrer au petit jeu des influences et de la cartographie historique. Ce genre d'exercice reviendrait à insulter la mémoire et la carrière de grands jazzmen, dont l'oeuvre immense (au sens propre comme au figuré) a épousé de nombreuses formes et emprunté de multiples chemins de traverse. On ne voudrait pas être comme ce scribouillard qui, pour se convaincre de la crédibilité de son propos, dit d'un disque de pop "qu'il puise son influence chez les Beatles", quand on sait qu'il n'y a rien de plus inexact vu le caractère protéiforme de la carrière des Fab Four.
Du Miles Davis, du Charles Mingus, ou du John Coltrane, on en retrouve probablement un peu partout sur The Epic. Mais on laissera le soin aux experts d'intellectualiser tout cela. Nous on se limitera à noter les accointances avec Kendrick Lamar ou FlyLo évoquées plus haut, à souligner que par le passé, Kamasi Washington a tourné avec Snoop Dogg, Raphael Saadiq ou Chaka Khan (et cela s'entend sur certaines titres) ou joué pour des visionnaires comme Herbie Hancock (cela s'entend aussi) pour essayer d'expliquer cette volonté de construire des ponts entre des univers qui ne s'entrechoquent que trop rarement. Mais ce sera tout. Il est tellement rare de se laisser happer par un disque sans vouloir/devoir le comprendre que l'écoute de The Epic en devient extrêmement jouissive. Les émotions qu'elle procure sont d'une brutalité et d'une sincérité rares.
On a beau n'y connaître que pouic au jazz, on sait que The Epic est un objet incontournable, qui atteint sa cible dès la première tentative. Car oui, c'est un grand disque, dans tous les sens du terme. C'est un monstre de technicité et d'émotion qui éveille les consciences d'abord, ouvre les yeux ensuite, pour enfin étancher la soif de découverte. Enfin, vu sa capacité à démonter les chapelles brique par brique, à brouiller les lignes et à jouer dans la transversalité, on a même envie de parler d'un chef d'oeuvre, cette expression ô combien galvaudée et détournée de son sens premier.