The Ecstatic Music of Alice Coltrane Turiyasangitananda
Alice Coltrane
Parmi les nombreux touristes qui visitent la Californie, nombreux sont les épicuriens qui choisissent les plages ou les mégalopoles surpeuplées, fantasmes impies de carte postale. Beaucoup plus rares mais bien mieux renseignés sont ceux qui fréquentent le Sai Anantam Ashram, absent lui des pages du guide Lonely Planet et pour cause, l’ascétisme y étant de rigueur et l’ambiance nettement plus spirituelle et vertueuse. Un ashram est en effet un lieu de recueillement inspiré de la culture hindoue, loin des agitations du monde extérieur où autour d’un sage s’épanouit une communauté dans l’austérité, la méditation et la pratique religieuse dans le but de retrouver harmonie et paix intérieure. Un spa rudimentaire donc à mille lieues de toute dérive mercantile et sectaire car dans le rôle du sage, on retrouve l’honorable et rayonnante Turiyasangitananda a.k.a. Alice McLeod a.k.a. Alice Coltrane. C’est au milieu des montagnes non loin de Santa Monica que la veuve de John Coltrane choisit à la mort de celui-ci de bâtir ce havre hors du temps et d’y enregistrer plus tard dans les années 1980 les bandes dont accouchent aujourd’hui cet Ecstatic Music of Alice Coltrane Turiyasangitananda ou comment traduire en musique une décennie (1982-1995) de dévotion spirituelle totale. Au Sai Anantam s’est de fait écrite une histoire extraordinaire où musique sacrée et mysticisme védique firent bon ménage quarante années durant lesquelles Alice survivra à John jusqu’à son propre trépas en 2007.
Avant cela, Alice McLeod née à Détroit en 1937 fut une des rares instrumentistes féminines du jazz moderne. Harpiste, pianiste (elle fut l’élève de Bud Powell), organiste, elle s’essaya également à de nombreux instruments traditionnels comme la tampura. Sa vie bascule en 1963 quand elle rencontre John Coltrane avant de l’épouser deux ans plus tard, de prendre son nom et de devenir la pianiste attitrée de son quartet. Sa vie et sa musique sont très tôt influencées par l’enseignement qu’elle reçoit du gourou indien Swami Satchidananda et par la culture hindoue, un peu à l’image de la conversion des Beatles quelques années plus tôt. Forte de son savoir, elle initiera son mari à ces principes religieux et ouvrira de nouvelles perspectives au saxophoniste qui intègrera notamment ces éléments à son album culte Om. Elle-même y puisera son inspiration quand elle réalisera au tournant des années 1970 une série d’albums extraordinaires sous la marque Impulse ! avec Ptah, the El Daoud et Journey in Satchidananda en point d’orgue. Alice Coltrane écrira même de nombreux ouvrages sur la méditation sous son nouveau nom indien de Turiyasangitananda.
Notre sujet du jour, le bien nommé The Ecstatic Music of Alice Coltrane est le fruit de quatre cassettes réalisées dans l’intimité du Sai Anantam Ashram et aujourd’hui exhumées par le label Luaka Bop fondé par le Talking Heads David Byrne pour promouvoir les musiques du monde. Premier volume de la série World Spirituality Classics, ce double LP témoigne du prodigieux halo mystique qui entoure Alice Coltrane. Au-delà d’une simple matière musicale, l’expérience tend à plonger à son tour l’auditeur dans le bien-être dont Alice se veut l’apôtre et faire qu'il se laisse envahir par la béatitude et la sérénité revendiquées par l’ashram.
Entourée de ses jeunes disciples qui endossent une partie des chœurs et des percussions, Alice Coltrane assure seule les parties de harpe, synthé et orgue et prête pour la première fois sa voix à ses compositions. Le mastering est assuré par celui-là même qui fut le superviseur des enregistrements originaux, l’ingénieur Baker Bigsby dont les talents avaient déjà servi la cause de John Coltrane (Infinty), Sun Ra ou Pharoah Sanders. Du début à la fin, le disque allie d’un côté l’héritage musical d’Alice Coltrane, le jazz donc mais aussi le blues et surtout le gospel et les negro spirituals et de l’autre les influences orientales nées de tout ce qu’on vient d’évoquer. De l’ensemble naît un son new-age et ambient typique des années 1980 sur fond de synthétiseurs et de nappes parfois un peu datés il est vrai mais qui n’empêchent nullement la magie d’opérer. On retiendra de ce voyage transcendantal le gospel « Om Rama », cérémonial moderne empli de soul, la harpe qui traverse « Er Ra », « Rama Rama » qui est sans doute le titre le plus explicitement marqué par la tradition musicale indienne ainsi que les sublimes arrangements de cordes de « Keshava Murahara ».
A plus forte raison encore, deux compositions relèvent véritablement d’un caractère mystique, quasi sacré et justifient à elles seules la réédition de ces 'lost tapes'. D’abord « Journey to Satchidananda », traduction moderne et métaphysique du classique « Journey in Satchidananda » de 1970 qu’Alice Coltrane enregistra avec Pharoah Sanders. On y retrouve la même mélodie mais cette fois, basse, sax et instruments traditionnels y sont remplacés par de religieuses nappes de synthétiseurs et de magnifiques chœurs exaltés. C’est enfin à « Om Shanti » que revient la palme de la félicité. La prouesse tient dans la voix apaisante et impressionnante de soul d’Alice Coltrane. D’abord portée par un discret orgue ecclésiastique puis noyée au milieu d’une chorale gospel sur une rythmique au groove naturel et subtil, Alice Coltrane réussit en quelques mots à nous envoyer sans détour dans son paradis.
Après avoir usé à peu près tout le champ lexical du bien être et du mystère religieux, il reste à préciser que le disque est plus prosaïquement livré avec de riches documentations comme les interviews d’une jeune disciple de l’ashram Sai Anantam présente à l’époque, celle du neveu d’Alice Coltrane Flying Lotus, du bassiste Reggie Workman ou du fils Coltrane, Oran. Les 'liners notes' sont signées du grand musicologue Ashley Khan et permettent d’en apprendre encore plus sur ce sublime témoignage de musique sacrée et extatique à souhait. Plus qu’un disque, cette partition est une expérience à savourer sans frontière dogmatique, avec respect et dévotion.