The Catastrophist
Tortoise
En 1994, lorsqu'il prend sa plume pour parler d'un sombre album de Bark Psychosis, le journaliste Simon Reynolds utilise l'expression "post-rock" pour décrire ce qu'il entend. Geste insignifiant s'il en est. C'est pourtant la première occurrence du terme dans la presse musicale. Inventer le terme consiste-t-il à inventer le genre ? Évidemment que non. Avec le recul, certains diront que Can ou le krautrock allemand en général donnaient déjà dans le post-rock et ils auront sans doute raison. Mais la nouveauté réside dans l'approche que choisit Simon Reynolds pour en parler. Il prend en compte l'époque, les barrières explosées par certains groupes et l'expérimentation qu'ils proposent.
Revenir sur l'histoire de Tortoise consiste à revenir sur l'histoire du post-rock (même si le groupe refuse d'être associé au genre) car 1994, c'est aussi l'année que choisi la formation de Chicago pour sortir son premier album éponyme. Fondé en 1993, Tortoise est largement considéré comme LE groupe qui, avec Slint et Mogwai, donnera ses lettres de noblesses au mouvement.
Si le premier album passe légèrement inaperçu, Millions Now Living Will Never Die fait l'effet d'une bombe lors de sa sortie. Album-référence s'il en est, il jette les bases du génie de Tortoise. Parfait contrepied au grunge qui gère le game à l'époque, leur proposition va définitivement changer les règles du jeu. La complexité de l'album en rebute plus d'un et pourtant la démarche est authentique : prouver que le musicien n'est pas qu'une bête de scène et rendre au studio la place qu'il mérite au sein du processus de création. Impressionnant dans leurs capacités à innover et transgresser les règles, Tortoise était (sans le savoir) en train de paver la voie à G!YBE, Battles ou Calexico. Depuis plus de 20 ans donc, Tortoise continue d'explorer ce terrain de jeu sans limites. Sans chercher à se réinventer complètement, sans aucune étiquette.
Fidèle à Thrill Jockey, c'est sur ce label que sort The Catastrophist, le dernier album de John McEntire et sa bande. Inspiré d'une commande par la mairie de Chicago, on retrouve sur cet album les expérimentations rythmiques, les textures riches, la dynamique folle et l'inspiration qui fait le génie du groupe, mais dans une mesure plus limitée que sur ses albums les plus importants. Mes profs de secondaire auraient dit : "L'élève obtient une note satisfaisante mais est capable de bien meilleurs résultats". Constat similaire avec cet album d'un style qui se joue de toute catégorisation et exploite la magie de chacun des musiciens sans jamais atteindre le point culminant. On s'approche du climax sur des titres comme "Shake Hands With Danger" ou "At Odds With Logic", mais avec "Gopher Island", "Gesceap" ou "Hot Coffee", le groupe quitte ses plates bandes et explore des contrées électro-funk gavées de synthés où on les sent moins à l'aise. Car depuis le temps qu'ils y sont et à force de l'influencer, faut bien avouer que la scène a pas mal bougé. Les optimistes diront qu'ils entretiennent l'esprit d'expérimentation qui les animent, les autres qu'ils manquent le coche et que par la même occasion, ils ont été dépassés par les groupes qu'ils ont engendrés - Battles en tête. On se rangerait plutôt dans la deuxième case... Et puis, pour rappeler que Tortoise c'est "du travail instrumental mais pas que", le groupe s'offre deux morceaux chantés. Todd Rittman des U.S. Maple est invité à chanter sur "Rock On", une reprise kaléidoscopique d'un titre de David Essex, tandis que Georgia Hubley de Yo La Tengo développe son spleen romantique sur "Yonder Blue".
Au final, si on considère The Catastophist de manière isolée, on ne peut pas parler d'un chef-d'œuvre à l'aune de la discographie de Tortoise. Mais on doit bien l'avouer, ça nous fait un peu mal au cul de considérer un album isolé dans ce genre de dynamique car si l'on prend en compte la globalité, c'est justement là que Tortoise fait la différence. L'analogie entre le style qu'ils ont aidé à créer et l'œuvre du groupe est indéniable. Une création ne se reposant pas sur une construction parfaite mais plutôt sur l'esquisse et la réflexion de cette forme parfaite. Et même si ce n'est pas notre album préféré, The Catastrophist s'inscrit dans cette œuvre globale si singulière.