Syro

Aphex Twin

Warp – 2014
par Nil, le 21 septembre 2014
10

Je ne suis pas objectif. Les disques de Richard D. James ont eu un impact colossal sur mes goûts, et au-delà. J’ai découvert la musique électronique aux alentours de Drukqs, dernier long format signé Aphex Twin (c'était il y a 13 ans), fasciné par sa vision totale et l’absolue musicalité de son approche, que ce soit dans les mélodies (évidemment), les rythmes, les dissonances et les abstractions, les digressions et les couillonnades sonores en tous genres.

Inutile donc de vous dire que je n’ai pas attendu l’engouement pour Caustic Window, le dirigeable et le net profond pour saliver à l’idée d’un nouvel album. Impossible de me lasser des 11 volumes des Analords, de ses chutes, et du presque anonyme The Tuss (une bonne fois pour toutes, c’est de lui)… mais quand même ! Si ses sorties post-2000 sont rares (l’essentiel de sa riche discographie est paru dans les 90’s), Aphex Twin n’a en rien cessé les DJ sets ces dernières années, y glissant d’incroyables inédits ci et là. Iphones, YouTube et gros nerds aidant, ces graals sont devenus des bootlegs aux milliers de clics, alimentant les spéculations quant à son retour phonographique : les fameuses Singapore, Metz et Manchester tracks entre autres, du nom des villes dans lesquelles lesdits morceaux furent initialement dévoilés. Warp ne s’y est d’ailleurs pas trompé, en précisant dès la publication du tracklisting, que le morceau d’ouverture de Syro, "Minipops 67", était la version studio de ce dernier bootleg. Et bordel, quelle entrée en matière ! 120 pulsations minute, groove de chacal, cascade de mélodies synthétiques et voix manipulées : James téléscope toute sa discographie en 4 minutes et 42 secondes. Rien de neuf si l’on dissèque. Mais quelque part entre "Windowlicker" et "XMDA-5", "Minipops 67" est une piste pop, fraîche et luxuriante.

"XMAS_EVET10" en est la suite logique, épique, étirée et foisonnante : tempo et palette de sons similaires, mais aucune redite. La progression mélodique est imparable, un torrent de frissons sans mièvrerie ni grosses ficelles. Là encore, point de démonstration inutile ou de virtuosité gratuite, le génie de RDJ est au service du morceau et non de son ego. Le pouvoir narratif de l’ex-Metz track est fou, laissant toute la place à l’imagination de l’auditeur. "produk 29" est peut-être le morceau le plus ouvertement funk (dans son acceptation la plus littérale) de RDJ. Plus nu que les 2 pistes précédentes, ça casse la nuque avec sourire et élégance. Les nappes évoqueraient presque certains collègues de label de James… Pourtant, pas de doute, sa touche est toujours aussi tangible. Le dernier quart du morceau, trop bref, est la parfaite danse solitaire, un titre de disco élastique et ralenti idéal pour faire un peu de vagabondage mental.  "4 bit 9d api+e+6" débute dans l'aridité, pour mieux s’étoffer. Syncopes rythmiques, square bass mi-Larry Heard mi-The Tuss, cloches sinusoïdales, nappes aériennes et mélodies à tomber par terre. Décharge émotionnelle surprise. Là encore, un tour de force : si chaque ingrédient est trademarké, le résultat est désarmant de beauté. Comme un cousin un tantinet 80’s de "To Cure a Weakling Child (Contour Regard)" et des toutes dernières minutes de "Ziggomatic 17". "180db_" est rave, avec son riff pompier et incendiaire, sa sirène dissonante qui rebondit dans le hangar, tous kicks dehors. C'est surtout un titre trop court. Comme une transition d’un ensemble de morceaux à un autre…

Ainsi, "CIRCLONT6A" passe la barre des 140 bpm et évoque "Taking Control", l’un des morceaux les plus espiègles de Drukqs. C’est son pendant presque nostalgique, chargé en synthés élégamment désaccordés, superposant les mélodies faussement simples, quasi vidéo-ludiques. "CIRCLONT14" suit un cahier des charges similaire, haussant encore le tempo. La jungle « inventaire de boîtes à rythme » façon Drukqs n’est pas loin non plus. Cependant, surprise à la mi-morceau : entre accalmie et apesanteur, la rythmique se dérobe momentanément, les voix sont manipulées et les mélodies prennent le dessus. Avant le retour de la cavalcade. Le tout en (relative) simplicité, ça marche. Si ce diptyque "CIRCLONT" est peut-être ce qui me touche le moins, il trouvera aisément son lot de fanatiques. 

Le morceau titre (ou presque) "syro u473t8+e" condense quant à lui tout l’album, option tube. 6 minutes 33 de funk des Cornouailles, magistralement mélodieuses et synthétiques. RDJ convoque The Tuss et ses mesures en perpétuelle mutation, et offre un morceau d’une densité musicale et émotionnelle rare. "papat4" prend le relai, rivalise de beauté, et surpasse la piste qui le précède. C'est céleste, sans répit, hypnotique et obsédant, et on ne peut s’empêcher de penser au classique "Polynomial C". Éternité, lévitation, temps suspendu, boucle parfaite, omniprésence, ubiquité, toute puissance, superlatifs en cascade, absence de verbe et points de suspension. J’étais obnubilé par cette Singapore track, et risque de l’être encore très, très longtemps. Absolument incroyable. Tempête avant le calme, "s950tx16wasr10" relit la jungle 90’s de Remarc, avec une fraîcheur a priori impossible. Ça ne devrait pas fonctionner, ça devrait sonner éculé, mais non. Je ne saurai trop dire à quoi ça tient, si ce n’est au talent de RDJ. "aisatsana" contraste et clôt l’album, toute en sérénité et en douceur. Pudeur, retenue et économie : cette pièce de piano rappelle, si besoin était, l’admiration de James pour Erik Satie. Morceau refuge selon l’oreille qu’on lui prête, faites jouer la même partition à des synthétiseurs noyés dans la réverbération et vous obtenez un possible Selected Ambient Works Vol. 3. Là aussi, c'est magnifique.

Avec ses failles, mais surtout ses sommets, Syro est un chef d’œuvre. Certains lui reprochent déjà de ne pas réinventer l’eau chaude, de ne pas tomber dans le leurre de l’innovation : on s’en tamponne ! Tant mieux même. La force de Richard D. James a toujours été d’écrire une musique (auto) référencée tout en intégrant, dépassant et surpassant ses influences pour composer des morceaux archi-personnels et reconnaissables entre mille. Peu importe que la palette sonore soit parfois tricarde quand c'est aussi beau, frais et irrévérencieux. Avec plus de maturité et d’expérience que jamais, Aphex Twin signe son disque le plus classique en apparence, sans esbroufe ni pyrotechnie. Avec cependant un sens de la composition inégalé, que lui seul semble à même de dépasser. 

Le goût des autres :
5 Aurélien 8 Michael 8 Maxime 8 Bastien 7 David C. 6 Simon