Stup Forever
Stupeflip
Il s’appelle l’Astoria, mais tout le monde dit « l’Asto’ ». C’est le bar juste en bas du lycée et on s’y retrouve pour sociabiliser comme dans les vieux cafés qu’on voit dans les reportages de l’INA. Ça joue au billard et au babyfoot, ça boit des demis et ça fume des clopes à longueur de journée. Et puisqu’il y a toujours quelqu’un qui n’a pas cours, il y a toujours quelqu’un à l’Asto’.
Dans cette petite pièce, qui a dans ma mémoire la couleur des personnages du Péril jeune, il y a un jukebox. Pas les vieux machins aux faux airs art déco : non, un boîtier électronique accroché au mur, dans lequel il y a des milliers de chansons. Une fausse bonne idée pour le couple de taverniers, qui devait souvent se demander si les musiques qu’ils entendaient à longueur de journée valaient l’argent récupéré par ce petit joujou. Ce jukebox, je n’en ai jamais revu de similaire, mais de toute façon je ne pourrais pas vous expliquer comment il fonctionne. Pourquoi ? Parce qu’y a un gars – le mec dont tu comprends au bout de quelques mois qu’il est dans aucune classe vu qu’il est toujours au bistrot – qui monopolisait la machine. Si bien que, dès que je mettais le pied à l’Asto’, j’entendais le morceau éponyme de Stupeflip.
Je ne sais pas ce qu’est devenu ce type, mais Stupeflip est resté présent pour les gens de ma génération. Le CROU, c’était vraiment un « truc stupéfiant » dans les années 2000 : un rap très énervé, tenu par la présence insolente des textes de King Ju, flirtant méchamment avec la chanson et le punk-rock à la française. Finalement assez différent de leurs compères de TTC ou des Svinkels, le trio a passé les années grâce à son public. Lâché par son label, c’est le crowdfunding qui lui a permis de revenir dans les années 2010 – ils demandaient 40 000€, ils en ont obtenu dix fois plus.
Une fidélité qui s’observe même dans ma façon d’y penser, puisque sans en être un fan, la musique de Stupeflip est une madeleine à laquelle je regoûte fréquemment. De fait, Stup Forever est honnête dans sa littéralité : mis à part le côté plus acide du premier disque, le groupe n’a jamais vraiment changé sa production. Des beats 90’s sur lesquels on s’autorise à rapper comme à chanter, dans une ironie toujours soumise à une certaine tendresse. Le « Vengeance !!! » de la fin du disque fait ainsi écho à « Le spleen des petits » dans lequel le CROU chantait la violence du harcèlement scolaire il y a dix ans.
Si on sourit évidemment au retard technologique du premier vrai morceau qui s’immisce « Dans ton baladeur (DTB) », ce n’est jamais que pour marteler les messages qui leur semblaient déjà essentiels à l’époque. Mais le temps ne s’est pas pour autant arrêté pour King Ju, Pop Hip et Flip : « Tellement bon » joue sur cette délirante répétition des types qui n’arrêtent pas de dire qu’ils arrêtent de fumer du shit depuis vingt ans, et le discours du morceau « Les Voûtes » est une assez belle prise de conscience de leur propre tendance à penser sans trop se l’avouer que « c’était mieux avant » (« Le temps ça passe ou ça casse / Mon quotidien est mécanique / Des fois je me sens vide / Comme une boîte de Cacolac »).
Déphasés, hors de propos, les mecs de Stupeflip tombent parfois dans le cliché, mais jamais sans en être conscients (comme cet accent jamaïcain dispensable sur « Les gens qui s’énervent »). Les nouvelles générations, pourtant à balle sur le rap, auront sûrement du mal à accrocher à ce qui restera probablement le produit d’une époque. Mais en les écoutant année après année s’accrocher à leur style, à cette ambiance de skateurs-kickeurs, pris dans un cynisme toujours honnête, à vouloir droper le mic après chaque paronomase, le groupe me fait l’effet d’une bande de potes qui, plutôt que chercher à rester jeunes, acceptent assez tranquillement de vieillir. C’est peut-être ça finalement, rester jeune : accepter de faire une blague sur Jacques Martin et de continuer à écouter les Bérus, et vivre sereinement en ayant conscience d'être légèrement en retard.