Structuralism
Alfa Mist
Le progrès a ceci d’étonnant qu’il se manifeste bien souvent par un effet rouleau compresseur sans pitié, ne laissant derrière lui que poussière. Il faut tout reconstruire, toujours aller de l’avant, laisser le passé où il est : derrière soi. Nietzsche en son temps nous avait annoncé la mort de Dieu. Dans les années 60, la troupe d’Ornette, John le furieux et le Miles électrique semblaient annoncer la mort du jazz tel qu'on l'a toujours connu. Plus proche de nous, c’est désormais Vice qui nous annonce la mort des genres musicaux. Et pourtant, des albums comme Structuralism remettent en cause cette conception du progrès musical comme total et linéaire. À l’heure où semblent se diviser d’un côté ceux que la recherche de l’innovation obsède et de l’autre les gardiens du temple, n’y aurait-il pas une troisième voie à explorer ?
En 2017, l’excellent Antiphon braque les projecteurs sur le jeune producteur Alfa Mist, et le propulse rapidement aux côtés des grands noms de la nouvelle scène du jazz anglais. Porteur d’un son aux croisements du jazz, du hip-hop et du r’n’b, ce premier disque n’attendait qu’une suite pour confirmer le talent du Britannique. C’est désormais chose faite : Structuralism, paru sur Sekito Records, le label du musicien, transforme l’essai de fort belle manière.
Là où Antiphon se proposait d’envoyer le jazz orbiter autour de sonorités urbaines contemporaines, Structuralism pousse à son paroxysme cette tentative de fusion. Le hip-hop, à ses débuts du moins, a toujours revendiqué cette filiation avec la Great Black Music, principalement à travers le sampling. On peut désormais dire que la boucle est bouclée : la parenté du jazz d’Alfa Mist se trouve désormais indéniablement dans le hip-hop. Autour de grooves irrésistibles, les musiciens construisent des paysages colorés, évocateurs et relaxants, guidés par le Rhodes du chef d’orchestre. Les invités vocaux (Kaya Thomas-Dyke et Jordan Rakei, déjà entendus sur Antiphon) tombent invariablement à point nommé, et brouillent encore plus les frontières : on se pose parfois la question de savoir si on n’est pas dans une compilation d’inédits du Japonais Nujabes. Reste qu’ils s’intègrent à merveille à ce délicieux voyage de presque 50 minutes, qu’on écoutera d’une traite.
Le titre même de l’album fait écho à son contenu : la musique du jeune britannique s’envisage comme un système où chaque élément est à sa place et s’articule avec les autres au sein d’une structure cohérente. Mais en poussant la réflexion, on pourrait même dire que son œuvre est elle même catalyseur du monde qui l’entoure, des influences dont elle se nourrit et d’un futur incertain.
Alors oui, cette troisième voie évoquée plus haut est envisageable. Cela fait quelques années que la scène jazz anglaise démontre avec brio qu’il est possible de remettre au premier plan de l’avant-garde musicale une discipline centenaire, en remettant à plat ses fondations et son héritage. À ce petit jeu, certains se distinguent plus que d’autres : Alfa Mist est de ceux-là, et Structuralism est une nouvelle pierre angulaire, si ce n’est structurante, à l’édifice musical que construisent nos voisins.