Strangers to Ourselves
Modest Mouse
Objectivement, Modest Mouse est l'un des plus grands groupes de tous les temps. Formé par Isaac Brock, Eric Judy et Jeremiah Green en 1993, le trio d'Issaquah (Washington) avait déjà frappé fort avec This Is a Long Drive For Someone with Nothing to Think About en 1996, alors que ces salopards sortaient seulement de la puberté. L'Histoire nous a montré que ce n'était qu'une mise en bouche puisque l'année suivante, la bande à Brock sortait son chef d'œuvre ultime, inégalé puisqu'inimitable : The Lonesome Crowded West, avec ses rythmes affolants, ses guitares dissonantes, tourbillonnantes, ses paroles hallucinées et surtout cette voix.
On pourrait écrire des thèses de doctorat sur la façon unique de chanter d'Isaac Brock; la splendide rencontre d'un Nick Cave, d'un Jon King (Gang Of Four) et d'un Neil Young, tout cela colmaté par un procédé consistant à mêler une ligne vocale aiguë et grave. Chose connue et déjà entendue auparavant, nous direz-vous. Mais au sein de Modest Mouse, toute l'originalité de cet artifice réside dans le fait que les pistes vocales ne tombent jamais pile ensemble, condamnées à se côtoyer sans jamais pouvoir trouver un terrain d'entente. On peine à trouver meilleure métaphore pour représenter l'esprit perturbé d'Isaac Brock, sorte d'Huckleberry Finn moderne dont l'enfance et l'adolescence brinquebalante pourraient faire l'objet d'un film de Jeff Nichols. Mais là n'est pas le sujet. Haut les couilles : après un silence de huit ans (putain, huit ans) au cours duquel le groupe a tout de même perdu son bassiste Eric Judy, Modest Mouse revient à la maison et nous a ramené un sacré paquet de cadeaux. Yeepeee.
Le premier est évidemment la seconde piste et premier single "Lampshades On Fire", qui voit le groupe s'illustrer dans le même motif rythmique lourd que celui proposé dans une bonne partie du précédent album We Were Dead Before the Ship Even Sank. En plus de donner le ton musicalement, "Lampshades on Fire" est également le premier chapitre d'un manifeste qui semble consacré à la dénonciation de la dégradation de la planète par les hommes, pitoyables êtres qui "se comportent comme des tueurs en série" (sur la splendide ballade "Coyotes") et "remplissent chaque coin avec de doux petits enfants, copies de nous-mêmes" ("Be Brave"). Ce dégoût de l'humanité et de soi trouve son expression la plus effrayante et, paradoxalement, la plus amusante dans le carnavalesque "Sugar Boats", avec ses cuivres foutraques et son rythme de valse décadente. Et puis il y a cet autre bijou qu'est "The Tortoise and the Tourist", splendide fable moderne dont l'ambiance pesante rappelle les grands moments de Crowded West. L'essence de Modest Mouse y est distillée dans le récipient le plus pur : une énergie vocale à la conviction dédoublée, des riffs mélancoliques et brutaux rehaussés d'une section rythmique implacable, espiègle, macabre tout en étant lumineuse. Il est d'ailleurs probable que Jeremiah Green soit un des seuls batteurs qui parviennent à arracher une larme à tout auditeur normalement constitué.
Quand on y pense, sur quinze titres, 57 minutes de pure folie furieuse et de mélancolie orageuse, il n'y a pas beaucoup de trucs à jeter. Bien sûr, la galette comporte son lot de curiosités, à l'instar de ce "Pistol (A. Cunanan, Miami, FL. 1996)" qui semble parodier Nicki Minaj façon Black Strobe. Ça va même plus loin avec "Wicked Campaign" qui nous pousse à nous demander si Isaac Brock n'a pas confié les manettes aux Kings of Leon afin de s'assurer une place dans la programmation des radios conservatrices amerloques. Mais qu'on se rassure, ces deux titres relèvent plus de l'anecdote lorsqu'on prend du recul et qu'on écoute l'album pour la quatorzième fois.
En connaissant le perfectionnisme de Modest Mouse, on était en droit de s'attendre à un diamant brut si l'on considère sa longue période de gestation. Et bien il est là, devant nos yeux ébahis, comme un objet précieux qu'on possède sans en être totalement sûr. C'est là tout l'art de Modest Mouse : il resplendit, bombe le torse, se fout de notre gueule puis se dérobe. Après consommation, il s'en dégage une impression d'authenticité, de Beauté même, celle de Baudelaire, de Rodin, celle du bizarre. Et c'est une chose qui manque cruellement à la plupart des chefs d'œuvre de notre époque.