St. Vincent
St. Vincent
C’est dans une petite gare du fin fond du Gers, entre deux correspondances et sous une chaleur estivale écrasante, que s’est produite chez votre humble serviteur la révélation de ce qui intrinsèquement l’attire, le captive et le fascine dans cet art de l’impalpable et de l’invisible qu’est la musique et ce, depuis l’enfance. Une révélation quasi mystique dont je vous passerai les détails, mais qui m'aura permis une meilleure compréhension et une appréciation plus profonde du quatrième art.
Ainsi, qu’est-ce qui a pu forger ce goût de manière indélébile et définir ainsi une esthétique à laquelle encore aujourd’hui je souscris complètement ? Ce que je trouvais et qui me touchait de manière aussi viscérale chez les Pixies, Fugazi, Sonic Youth le Velvet ou Joy Division, sous des déclinaisons différentes mais de manière essentielle ? Un paradoxe. Un alliage de contraires. Le mariage du feu et de l’eau. Côté pile, un primitivisme, une sauvagerie, une conception très animale de la musique. Côté face, une intellectualisation, une façon de jouer et de vivre une musique de façon très froide et réfléchie. Cette proposition, consciente ou non, on peut la retrouver chez nombre de groupes passés et actuels, des Beatles aux Talking Heads, de LCD Soundsystem à Cloud Nothings.
St. Vincent est, à ce titre, l’incarnation parfaite de cette contradiction. Il n’y a qu’à voir sa récente interprétation de « Birth In Reverse » chez Stephen Colbert pour en avoir une illustration des plus parlantes. Une attitude scénique extrêmement calculée, complètement maîtrisée et chorégraphiée au millimètre près, dans une parodie robotique bluffante et presque angoissante, qui offre un contraste saisissant avec une musique qui allie froideur des sonorités et groove incendiaire. Annie Clark est à l’image de cette performance : un être bourré d’antagonismes, et donc profondément fascinant. Pour ceux qui la suivent depuis quelques temps déjà, ce n’est pas une surprise et ce mystère non élucidé continue d’irriguer une des œuvres les plus ambitieuses de ces dernières années.
St. Vincent vient confirmer l’affirmation d’un style et d’une identité propre que l’on percevait déjà sur Marry Me et Actor, mais qui, sonorement parlant, s’est vraiment affiné avec Strange Mercy, cet album éponyme venant confirmer tout le bien que l’on pensait déjà du précédent (et dieu sait qu’on en avait pensé du bien). Il n’y a pas besoin de s’appeler Simon Reynolds pour constater que peu d’artistes et de groupes arrivent à développer une grammaire et une syntaxe innovante ou, à défaut de l’être, qui leur est réellement propre. Le genre d’artistes où 20 secondes vous suffisent à les identifier aussi clairement qu’une rose au milieu d'un parterre de pissenlits.
On sent qu’Annie Clark a ainsi très profondément pensé et théorisé sa quête musicale, autant en termes de recherche sonore, de production, de structure de chanson que dans le développement d’un jeu de guitare unique, à la fois rigide et souple, agressif et caressant dont les racines se sont abreuvées chez Robert Fripp, David Byrne, Prince ou Tony Iommi. Des guitares qui se fondent dans les nappes de clavier et les rythmiques déviantes, qui préfèrent toujours les lignes brisées aux lignes droites. Le chant est, lui, toujours aussi délicieux à écouter que la jeune femme agréable à regarder. On pourrait même trouver un parallèle entre le physique et la voix d’Annie Clark, subtil mélange de grâce, de finesse et d’élégance, derrière lequel on sent bouillir une morgue totalement maîtrisée, bouillonnement et exubérance. Le récent article de Pitchfork sur la demoiselle nous apprend d’ailleurs à ce sujet à quel point elle est à la fois obsédée par la maîtrise de soi et le lâcher-prise.
Si évolution il y a avec ce quatrième album, elle est à chercher dans la complexification des strates sonores, une production plus fouillée et plus dense (toujours assurée par l'orfèvre John Congleton), et un chant plus décomplexé, assumant sa fragilité, comme sur les merveilles miniatures que sont "Prince Johnny" et "Severed Crossed Fingers". L'influence la plus notable de la collaboration avec David Byrne (encore lui) se fait surtout sentir sur le très bon "Digital Witness", tout en cuivres saccadés et mélodies qui font le grand huit. Au final, ce nouvel effort se révélera peut être plus âpre et difficile à appréhender que les précédents. Il n'y a pas de single évident comme "Cruel"; ici les morceaux se savourent et ne dévoilent leur nectar qu'au bout de quatre ou cinq écoutes, qui en entraîneront quatre ou cinq autres et ainsi de suite, pour ce qui se révèle d'ores et déjà l'un des temps fort de ce premier trimestre 2014, pour une année qui semble bien partie pour être riche et dense en livraisons de qualité.