Spooning
Commander Spoon
Le nier serait malhonnête : j’ai longtemps fait partie de ces trous de cul réactionnaires qui pensaient que « le jazz c’était mieux avant » et surtout que tout avait déjà été dit ou fait en la matière. Je ne suis pas encore totalement guéri et je le regrette car si le monde se vautrait dans cette idée reçue, le jazz serait, à l’image d’une langue obsolète, une musique morte ; ce qui n’est absolument pas le cas. Il revit même une seconde jeunesse grâce à la bouillonnante scène anglaise et au renouveau américain incarné par le label International Anthem dont on ne cesse ici de vous vanter les mérites.
Ce renouveau n’est heureusement pas l’apanage des anglophones car en Belgique aussi il se passe quelque chose, comme en atteste la compilation Lefto presents Jazz Cats (équivalent belge du We Out Here anglais de Gilles Peterson) sortie il y a un an et demi et où se côtoient les coups de cœur de la scène locale du DJ et selector bruxellois. C’est là qu’on découvrait Commander Spoon via l’excellent titre « Introducing – part III ». L’occasion m’a été donnée depuis de rencontrer par hasard dans un bar schaerbeekois Pierre Spataro, le saxophoniste et éminence grise du groupe. Malgré de nombreuses Jupiler, je garde le souvenir d’un gars passionné et donc passionnant, grand érudit du jazz aux références toujours justes. Il me fallait donc creuser.
Commander Spoon s’est formé en 2018 autour de Pierre Spataro donc, avec Samy Wallens à la batterie, Florent Jeunieaux à la guitare et Fil Caporali à la basse, tous issus des meilleurs conservatoires. Spataro est alors un musicien reconnu dans le microcosme du jazz belge, et souhaite monter son propre quartet pour donner corps à ses compositions. S’ensuivent des performances scéniques remarquées à Dour (malgré une heure de programmation merdique), à l’Ancienne Belgique et au Brussels Jazz Festival, et surtout trois EP dont le solide Facing qui laissait entrevoir de beaux lendemains. Spataro définit lui même sa musique comme « un mélange de styles » soit le propre du jazz, et Spooning, premier véritable album du groupe, arrive aujourd’hui pour le prouver.
Pour simplifier, il s’agit d’un jazz-fusion bien dans son époque, orné d’un swing électrique et d’une énergie rock qui fonde son originalité. La guitare témoigne de cette étiquette, et ce parti-pris osé devient alors jouissance quand la six-cordes se fait virulente (les dernières secondes de « Jazzclub » ou « Spoonfield ») voire clairement vénère (« Miskine – Reprise »). Mais puisqu’on nous promet un mélange, Commander Spoon donne aussi dans les effets et volutes électroniques qui laissent supposer que ses membres ont du grandir les oreilles scotchées sur Ninja Tune. À ce propos, comment ne pas penser au Cinematic Orchestra à l’écoute des parties rythmiques de « Dragons and Mushrooms » ou « Belcanto » qui nous rappellent au bon souvenir de la batterie syncopée et de la contrebasse vrombissante et élévatrice du collectif anglais. Reste la contemporanéité du groupe avec une once de hip hop (« Babiroussa » ou le dernier chorus de « Santa Rita ») et surtout une restitution idoine de l’air du temps (au bon sens du terme) via les morceaux « Boomerang » ou « Djingelinge » qui n’ont rien à envier aux meilleures productions anglaises.
Tout cela est ambitieux, original et bien exécuté, mais la limite de l’exercice se dessine paradoxalement dans ce mélange parfois décousu. Un morceau stigmatise ce petit bémol, « Overwhelming ». L’intro est hyper planante et emballante avec ses nappes vaporeuses et son groove sophistiqué insufflant un vrai sax appeal. Mais voilà, ce moment de volupté va se voir laminé par une fanfare hard-jazz poussive. Là, l’équation fonctionne moins bien et le morceau perd en lisibilité. Toutefois, ce jugement ne doit surtout pas ternir l’ensemble qui fait plus que tenir la route et rend clairement justice à la scène jazz belge et à sa vitalité.