Sour Soul
Ghostface Killah & BadBadNotGood
Décidément, Ghostface Killah adore le cinéma. Après le tournant initié par l’album Twelve Reasons To Die, avec Adrian Younge, et 36 Seasons, en solo, qui se situait dans sa continuité, le membre du Wu-Tang Clan revient avec Sour Soul, produit cette fois par cet excellent et prolifique groupe qu’est BadBadNotGood. Et dans cette diversité de collaborations, une ligne directrice : celle du cinéma, et plus particulièrement du thriller des années 70-80, fantasmé et revisité par le rappeur. Il y a certes de cela dans Sour Soul, mais bien plus encore. Au-delà des couplets du rappeur, qui joue le rôle habituel du pimp torturé, c’est la production qui surprend d’abord ici.
En effet, l’annonce de la collaboration avait de quoi susciter la curiosité : le jeune trio qui refuse d’être cantonné au jazz n’avait jusque-là pas collaboré avec une figure aussi importante sur un format long. Mais leur potentiel artistique est tel qu’ils balaient le peu de doutes que certains pouvaient avoir en dirigeant de façon impeccable la partie instrumentale de l’album. L’ambiance se trouve ainsi posée, traversée d’éclats de batterie plus doux qu’à l’accoutumée, d’une basse qui se révèle par moments délicieusement rétro et de synthés qui complètent de façon impeccable la composition. Des interruptions soudaines de l’irrésistible « Six Degrees », avec un Danny Brown toujours aussi agréable à écouter, à l’ambiance mélancolico-chill de «Tone’s Rap », le groupe canadien démontre de manière définitive l’immense étendue de son talent, en s’adaptant impeccablement à l’univers du célèbre rappeur.
De son côté, Ghostface déroule une partition connue mais diablement efficace. Sans se convertir au méchant de comics à la MF Doom (qui fait une apparition sur ce qui apparaît comme un trailer de leur album à venir dans «Ray Gun»), il joue plutôt ici le rôle d’un pimp vieillissant et aigri. Pour autant, à l’exception de « Tone’s Rap », jamais le flow qui le caractérise n’est ralenti, toujours aussi dynamique, rebondissant sur tous types de rythmes avec une aisance qui parvient à faire oublier le peu de variations et de surprises de ses propos, à l’image de « Street Knowledge », un des bijoux de l’album, où l’énergie du rappeur contraste avec le flow si posé de son invité, Tree. Un rap convenu, donc, mais toujours aussi efficace.
C’est du côté de la forme même qu’il faut chercher les faiblesses du disque : seulement 33 minutes, et beaucoup d’invités, tellement que le rappeur fantomatique en vient à ne lâcher dans certains cas qu’un misérable couplet par morceau, parfois même recyclé, comme sur « Six Degrees » où il nous ressort le texte de « I Go Hard », issu de la B.O. de The Man With The Iron Fists. Pourtant, si l’album reste court, il n’en est pas moins efficace : cela vaut peut-être mieux qu’un album plus long qui aurait pu devenir un brin lourdingue.
Sour Soul est bref, dynamique et léger, et son véritable défaut réside plutôt dans un manque de symbiose entre les deux entités qui collaborent. BBNG, à force de chercher à s’imprégner de cet univers de thriller retro, paraît oublier les envolées fiévreuses qui ont fait sa force, en particulier dans III. Le batteur, qui dictait alors le rythme d’accélérations enflammées, retombant brusquement dans un univers plus calme et sombre, semble s’être ici un peu calmé, et si l’on ne peut que louer la polyvalence du groupe, cela s’accompagne d’une forme de perte d’identité : l’album aurait peut-être mérité que le groupe canadien se déchaîne encore plus, unissant une énergie entraînante à cette ambiance particulière qu’il construit ici. On se retrouve alors avec un album simplement bon, qui aurait pu atteindre l’excellence avec un investissement fusionnel des deux parties : elles n’en restent malheureusement qu’au stade de la collaboration.