Sound Ancestors
Madlib
Cette année, il s’en est fallu de peu pour que Madlib soit nominé pour un Grammy Award. Mais c’est son acolyte Freddie Gibbs qui a eu cet honneur pour Alfredo, l’album qui a suivi leurs retrouvailles sur l'excellent Bandana, et intégralement produit par The Alchemist. Non pas qu’Otis Jackson Jr. en ait quelque chose à foutre, non : il sait pertinemment bien qu’il n’a pas besoin de récompenses pour que l’on prenne toute la mesure de son talent. En fait, ses médailles, elles sont entassées dans deux pièces chez lui: c’est son immense collection de disques, cette matière qu'il dissèque et digère à longueur d'année, et qui lui permet de transformer la poussière en or. Un talent qui, en dépit du caractère profondément autiste du bonhomme, lui a permis de résonner auprès de ses pairs, de J Dilla à Azymuth en passant, dans le cas qui nous intéresse, à Kieran Hebden.
"Le fruit d’une amitié longue de deux décennies". C’est ainsi que Sound Ancestors est présenté dans un post Instagram à la mi-décembre : effectivement, les rares fois où Kieran Hebden s’est essayé à la production hip hop, c’était pour des relectures de titres de Madvillainy, mythique et magistral album collaboratif entre Madlib et le regretté MF DOOM. Depuis ces incursions dans le double H, pas mal d'eau a coulé sous les ponts: sous son alias Four Tet, Kieran Hebden remplit des salles sur son seul nom, incarnant à lui tout seul le concept du "beau dansant". Mais l’exercice qui nous intéresse ici à ceci d’intéressant qu’il invoque moins l'homme de dancefloor que l’égérie glitch hop du début des 00's, à l’époque d’Everything Ecstatic et de Rounds. Une époque lointaine que l’on redécouvre par l’entremise de ce disque de Madlib sur lequel il est relégué au rang de "simple" arrangeur. Mais qu'on ne s'y trompe pas : mettre de l’ordre dans le bordel qu’est le crâne du Californien n'est pas de tout repos – ceux qui ont déjà eu une colocation avec un fumeur de joints ne nous contrediront pas.
Sound Ancestors est un pari audacieux tant sur le papier, l'anarchie qui règne dans le crâne de Madlib peut difficilement cohabiter avec la rigidité qu'inspire le travail de Four Tet. Aussi, l'auditeur habitué aux beat tapes kilométriques de Madlib aura probablement le sentiment de rester sur sa faim car Sound Ancestors est une proposition affinée et linéaire. Pourtant, c'est un disque plus félin qu’il n’y paraît, surtout que le Beat Konducta garde la main sur son produit, avec cette midas touch qui lui permet d’exacerber la porosité entre le hip hop, la soul et le jazz, en proposant un voyage stellaire où les fantômes de Sun Ra et The Temptations flirtent la folktronica ou certains codes du hip hop de la fin des années 90.
Vu les concessions qu'il s'impose, difficile de dire si Sound Ancestors est un disque clé dans la discographie de Madlib : on est tellement habitués à entendre le producteur travailler la matière brute que lorsqu’il propose un produit aussi léché, on a du mal à arrêter un avis définitif. Mais Sound Ancestors n'en demeure pas moins un disque malin, et une excellente porte d'entrée dans l’univers du producteur californien, tant on y retrouve toutes ses obsessions : le rock psychédélique de Rock Konducta, la musique brésilienne du sous-estimé Sujinho, sans oublier le jazz de l'incroyable Shades Of Blue. En fait, Sound Ancestors est sans doute l’album qui pourrait bien faire entrer Madlib dans le business des playlists du public de Jamie XX et de Flume, qu’on imagine réticent au format snippet propre à l'esthétique Madlib. En un mot comme en cent ? Un beau win-win pour un binôme bien plus fonctionnel qu'on ne l'aurait imaginé sur le papier.