Sisterworld
Liars
Cela peut sonner très très prétentieux et aussi très très déplacé dans la chronique d'un disque sorti par un groupe jusqu'ici habitué à un boucan parfois très basique et même carrément mongolo mais pour parler des Liars, les caractériser, il semble difficile de ne pas les rattacher à une fascinante tendance philosophique. Celle du retour à la nature sacrée des choses et peu importe que l'on ait pour ces choses une tendresse d'ordre mystique ou ressentons plutôt une frayeur toute aussi démesurée face à leur sauvagerie primordiale. Pour résumer tout cela, on ne va vous sortir un cursus mais plutôt une image archétypale de la pop-culture, qui résume tout aussi parfaitement les choses : Liars, c'est le Colonel Kurtz d'Apocalypse Now réincarné en trois zygotos de Brooklyn! Ils sont par de là le bien, par de là le mal. Ils fascinent tout autant qu'ils ne dégoûtent. On les dit dangereux, cannibales, incontrôlables. Mais aussi charismatiques, fondamentalement sages et bons envers ceux qu'ils aiment. Ceux qu'on a envoyé explorer le fin fond de leurs paysages musicaux et mentaux en sont revenus transfigurés. Ou fous. Ou les pieds devant.
Appelez-moi Willard, pour le coup. Je suis chargé de sceller le sort de Kurtz mais je ne le connais pas. Alors, je l'étudie et longtemps, il m'attire et me répulse. Il me fascine et me fait fuir. Je me saoûle la gueule pour oublier son ombre, je vaque à d'autres occupations. Et puis, un jour, je l'ai face à moi. Je n'en mène d'abord pas large, tiraillé entre la crainte du personnage et la facilité de la mission : lui coller une balle entre les deux yeux, retourner au bateau, localiser l'endroit de ses frasques afin que le terrain soit rasé au napalm par le support aérien. Ecrire sur les Liars, pareil, ça peut s'expédier fissa. Il suffit de suivre quelques procédures. Sauf que dans le film, Kurtz parle. Et dans mes oreilles, les Liars chantent. Et là, ce n'est pas leur monde qui se consomme dans les flammes mais toutes mes propres certitudes qui se désagrègent. Kurtz, tout comme les Liars, sont à la fois retournés à la sauvagerie primodiale des choses mais paraissent malgré tout aussi appartenir au saut évolutif qui annonce la suite de l'histoire humaine. Ils sont des mutants naturellement aptes à vivre (et non survivre) dans un environnement où l'homme ne contrôle plus rien, où culture et humanisme n'ont plus court. Quand on a comme beaucoup de nos contemporains le cul entre trop de chaises et une certaine tendance à la démission émotionnelle générale, ça déstabilise. Mais grave.
Voilà donc pour la métaphore bancale, la prose péteuse. On y aura malgré tout compris que même si principalement axée sur des structures de ritournelles enfantines et de rock garage décavé, la musique des Liars n'est toujours pas comparable à grand-chose d'autre. L'esprit du disque rappelle peut-être bien le Bauhaus de 1982-1983 mais on s'en fout, personne n'irait ici s'amuser à chercher des pratiquants similaires, des étiquettes «file under this or that» alors que la seule pertinence à tartiner, c'est de jouer sur cette idée de mecs qui auraient réussi à dépasser toutes les normes, toutes les attentes, les habitudes, les recettes et les ficelles pour se retrouver de l'autre côté du miroir. Et il se passe quoi de l'autre côté du miroir? La constatation est assez implacable. Quand tout est rasé et qu'on ne fait plus que bouffer et forniquer (les premiers disques), il faut bien finir par reconstruire une forme de culture, des genres de structures. Soit, dans leur cas, lâcher l'auto-satisfaction du tapage voulu transgressif pour donc écrire des chansons, en espérant ne pas y perdre son âme.
Il n'y aura que quelques sniffeurs de mauvaise colle et une poignée d'intellectuels de la métallurgie extrême pour regretter «l'assagissement» des Liars. Osons un verdict définitif à l'égard des pisse-froids, il faut être complètement con pour penser sérieusement que l'on se trouve ici face au cas de figure habituel où le groupe jadis radical devient de plus en plus pop. Ce qui se passe, c'est plutôt que des guignols auxquels un certain génie a été attribué principalement parce qu'ils semblaient plus bizarres et extrêmes que beaucoup d'autres s'avère sur la longue vraiment radical, vraiment extrême et vraiment déviant. Cela en écrivant des chansons ou plutôt, des hymnes braillards et des ritournelles malades, car on reste évidemment toujours à des années-lumières du travail d'un Randy Newman ou d'Elvis Costello. Pas non plus très sorcier, cela dit : les Liars ne se contentant en fait que d'arrêter de faire subir à leurs fans une expérience sonique pleine de larsens et de ryhtmiques du diable pour plutôt leur faire entrer dans le crâne des mots et des mélodies. Séduire, en d'autres termes. Et comme ça parle toujours de buter des gens et de copuler avec le cosmos, la séduction prend des airs bien davantage diaboliques que de soumission aux lois du marché. Bref, les Liars n'ont jamais été si vénéneux et dangereux qu'aujourd'hui. Passionnants, aussi. Contaminants, même, carrément.