Seu Jorge & Rogê
Seu Jorge & Rogê
Spotify et ses playlists sont une mine d’or dont pas mal de générations rêvaient : la découverte des confins du monde en quelques clics. Il s’agit là d’une conviction évidente. Il suffit de voguer de magasin en magasin pour se rendre compte que les ambiances sonores qui les habillent sont de plus en plus variées, subtiles et pertinentes, sans le moindre effort de la part de leurs tenanciers ayant bien décidé – à raison – de se reposer sur Apple Music ou toute autre béquille acoustique en pleine prolifération. Qui n’a pas lancé le superbe conglomérat de titres bossanova que propose la plateforme à bulle verte pour enjailler ses soirées à bulles jaunes ?
Justement. Rappelons que ces sélections dirigées tendent à uniformiser notre monde, à en montrer bien plus certains recoins au détriment cependant d’autres zones mélodiques plus profondes et risquées – moins pragmatiques. Nos bagages discographiques se sophistiquent ainsi sur le même moment où ils se laissent porter tout droit vers l’autoroute des vacances ; l’embouteillage n’est pas loin. Discours réactionnaire ? Peut-être. Il cherche surtout à rappeler que la dimension humaine aura toujours un coup d’avance dans l’expérience culturelle. Que l’on adore ou non se pignoler avec ses air pods sur son compte familial deezer, il convient de ne pas l’oublier.
C’est donc en habitué de cette playlist brésilienne que je me suis rendu chez Lost in Sound, à Liège, histoire de saluer son propriétaire Fabrice qui a l’excellent talent de ne passer sur la platine principale que des pépites de sillons. Dès l’entrée, comme une impression d’instantané surgit des enceintes. Pas de Shazam ni de réponse évasive, ce vendeur-ci sait bien ce qu’il est en train de diffuser : Seu Jorge & Rogê. Le bon disquaire m’explique que l’impression de communion et de connexion qui s’en dégage n’est pas étrangère à la dynamique de l’album résultant d’une session d’enregistrement « direct-to-disc » : le son capté s’imprime illico dans l’acétate, sans filtre ni transition. Ce processus participe du credo formulé par le label néerlandais Night Dreamer, en référence à la description liminaire du monument éponyme que l’on doit à Wayne Shorter : « It’s a paradox, in a way, like you’d have in a dream – something that’s both light and heavy ».
Une fois à la maison, le disque se relance. Même effet. À chaque écoute. En 7 titres, les deux artistes égrènent des émotions issues de deux voix, comme deux voies, opposées : l’une ample et grave, l’autre légère et dansante. Pour soutien, seules leurs guitares résonnent avec timidité quand deux percussionnistes, Peu Murray et Pretinho da Serrinha, libèrent quelques explosions contenues. Au loin, parfois, les chœurs rappellent le monde. La mélancolie et l’amitié deviennent des matériaux bruts, qui se suffisent. Après s’être exilées, après avoir traversé de leurs êtres le sambalanço, la bossa-nova et les sources de la musique populaire brésilienne, les deux âmes cherchent à ancrer leur vie entière dans un dialogue. Sans concession ni détours donc, parler des origines.
Des favelas aux quartiers de Los Angeles, de l’ombre au succès, on ne saurait oublier l’épaisseur d’une vie. D’un morceau brut, issu des doigts de nos amis, aux tubes usés des plateformes musicales, il ne faudrait donc surtout pas oublier l’Humain. Le disque de Seu Jorge et Rogê se mue en classique en ce qu’il ne pourra précisément pas être vidé de ce message : sa samba minimaliste vibre pour le répéter. Il continuera de le dire à l’auditeur seul dans sa chambre comme aux amis dont le gosier s’apprête à déborder de rires et de bières – qu’il prenne ou non le chemin sans profondeur d’une playlist d’ambiance ou d’une playlist de genre. Et pour cela, merci à nos disquaires, parmi tous les autres humains.