Serotonine

Joanna

BMG – 2021
par Yoofat, le 14 juin 2021
6

Les gens parlent d'amour, Joanna parle de ce qu'elle connaît. Et les étapes obligées d'une histoire d'amour vécue par une jeune femme en 2020, c'est tout ce qu'elle connaît. C'est aussi le sujet de Sérotonine, un premier album ambitieux et sincère créé par une artiste qui se présente à nous en ébullition émotionnelle.

Avant de véritablement s'intéresser à la musique, la jeune Joanna s'imaginait réalisatrice. Et concevoir une histoire, la mettre en image, la faire ressentir au spectateur ; ce sont des aspects que l'on retrouve tant dans le 7ème art que dans le monde de la musique. Même si aujourd'hui, comme on le répète souvent dans l'exercice de la critique, le format album n'a pas forcément la même valeur qu'auparavant – ressemblant davantage à une playlist qui va chercher à atteindre une tranche d'âge bien précise – des artistes continuent à délivrer leur musique avec des airs de Kubrick.

La dimension cinématographique de Sérotonine s'installe dès l'introduction, avec des sons mimant presque le son d'intro THX, à l'instar de Christine and The Queens. On retrouve une première partie d'album consacrée à un amour quasi pur, enjolivé, comme un fruit interdit à croquer et cela annonce, nécessairement, une deuxième partie beaucoup plus tourneboulée, fragilisée, cassée.

Vous l'aurez compris, Joanna ne réinvente par la roue, et connaît à peu près les mêmes tourments amoureux que n'importe quel être humain sur cette planète. Son style oscillant entre le R&B et la chanson française invite ici également quelques ambiances électroniques dans un joyeux éclectisme pouvant, de loin, ressembler à un fourre-tout indigeste. Mais le premier brio de la jeune rennaise est d'avoir réussi à se donner les moyens de son ambition, notamment épaulée par Majeur Mineur à la production. On apprécie particulièrement les morceaux où les touches électroniques viennent recouvrir la chaleur étouffante d'une interprétation plutôt R&B – "Sur ton corps", ou encore l'excellent "Démons" en featuring avec cette nouvelle star de Laylow

S'il est évident que l'emballage "parisien pédant, fan de Wong Kar-Wai" fait naturellement défaut à la dimension populaire de cette pièce, on arrive néanmoins à apprécier l'écriture d'une pesanteur étrangement légère de Joanna. Les mots ne sont pas nombreux, ils sont interprétés avec justesse, avec ou sans autotune, retranscrivant avec beaucoup de force les intentions de son autrice. On ressent ainsi une innocence quasi-puritaine sur "Est-ce que tu veux rider", laissant plus tard place à de la peur et de la confusion sur "Maladie d'amour" ou encore "Sérotonine".

Dans cette histoire que nous conte Sérotonine, Joanna explore différents thèmes et nous relate son féminisme en filigranes ; on le ressent déjà dans le lexique choisi car peu des très nombreux (et souvent, peu élogieux) synonymes de "femme" sont employés. Elle dit les termes, et elle souhaite qu'on note leur importance. On le remarque dans la sexualité qu'elle exprime aussi : la Femme est mise au centre de son désir, et cela n'a rien d'anodin car, à part peut-être Stomy Bugsy sur "Mets ta tête dedans", combien d'artistes français·es avant elle avaient dédié un morceau entier au plaisir féminin ? La dimension féministe ne s'arrête pas à un morceau comme "Nymphe solitaire", mais se ressent aussi sur "Maman", probablement la piste la plus forte de l'album, où le portrait d'une femme et de sa fille se dessine, racontant de manière tragique la violence ordinaire qu'elles ont eu à vivre en France.

Un bon disque de R&B contemporain se focalise sur les détails d'une relation amoureuse et les rend intelligible pour le plus grand nombre. Avec Sérotonine, le pari est en grande partie gagné. La musique est un reflet naturel de la société, et il est naturel et sain d'entendre des artistes émettre leur point de vue sans pour autant se vouloir porte-drapeaux de la cause.