Scacco Matto
Lorenzo Senni
À travers l’histoire, l’homme n’a jamais cessé d’aiguiser son esprit de compétition. Des toutes premières olympiades aux records de speedrun à Zelda: Breath of the Wild, le genre humain s’est toujours fait remarquer par sa volonté de se challenger. Au fil du temps, les évolutions technologiques lui ont permis de se mesurer aux machines sur des jeux qu'il avait inventés. D'aucuns citent alors en exemple la partie d’échecs entre Garry Kasparov, meilleur joueur du monde de l’époque et Deep Blue, super ordinateur conçu par IBM qui a infligé à l'homme une sévère rouste. Si depuis les confrontations personne-machine ont surtout vu les programmes informatiques distribuer les déculottées aux cerveaux les plus vifs de la planète, elles ont surtout permis à certains joueurs de progresser et d’aiguiser leurs systèmes d’attaques en tentant de contrer l’IA.
C’est sur ce principe d’auto-confrontation que Lorenzo Senni a basé le processus créatif de son premier album, Scacco Matto (« échec et mat » en italien). Une démarche atypique que le producteur italien décrit en imaginant une partie d’échecs fictive en studio contre un adversaire invisible, mais ô combien coriace : lui-même. Ce match au sommet symbolise alors la volonté de Senni d’amener sa musique ailleurs et de dépoussiérer son prévisible « coup du berger » en expérimentant de nouvelles ouvertures musicales. Quelques jours avant la sortie du projet, le producteur invitait ainsi ses fans à se rendre sur une plateforme afin de le défier et découvrir le disque en direct. Après trois revers cinglants, la rédaction s’est très vite sentie incapable de pouvoir juger du niveau d’échecs de Senni. Plus habitués à jouer à la belote, on s’est donc rabattu sur un domaine plus familier et force est que constater qu’en matière de production musicale le producteur italien est sacrément affûté.
Sans surprises (quoique), Senni ne démarre pas sa carrière dans le club d’échecs de sa ville, mais sur les bancs d'une faculté de musicologie. Après une brève histoire avec un groupe de punk hardcore, les études du producteur italien le poussent à s’intéresser de plus près à la musique générée par ordinateur. En triturant programmes et logiciels, Lorenzo Senni se plonge alors dans une analyse méthodique (et un brin compulsive, disons-le) de plus d’un millier d’hymnes trance, en s’attachant spécifiquement à décortiquer le fonctionnement de leurs drops. Une approche quasi scientifique qui lui permettra de décoder le secret de certaines montées épiques où les caisses claires s’effacent au profit des nappes de synthétiseurs. Depuis son premier projet sur Warp Records, le travail de Senni existe dans sa capacité à maintenir cette sensation de flottement sur des pistes entières. Un jeu pervers qui entend travailler autour de ce sentiment de lâcher prise pour stimuler les nombreux circuits cérébraux du plaisir. Pratique sexuelle déviante ou expérience acoustique sensorielle, appelez ça comme vous voulez, mais vous ne ressortirez pas indemne de l’écoute de la musique de Senni.
Sur Scacco Matto, le Milanais pousse encore plus loin ce processus de stimuli émotionnels en accordant une place plus grande aux sections rythmiques. Les notes de synthé sont alors raccourcies et hybridées pour être utilisées comme une véritable boîte à rythmes, accentuant encore ses montées en pression homériques. Ce procédé déjà utilisé sur Personna, son précédent projet, apparaît ici mieux maîtrisé, en témoignent les synthés de « XBreakingEdgeX » et leur capacité à dynamiser une balade hautement mélancolique. C’est d’ailleurs toute la force de Scacco Matto et le paradoxe de la musique de Senni : sa capacité à concilier une certaine tension sans jamais tomber dans des schémas rythmiques monotones et ainsi accoucher d’un son unique et parfaitement imprévisible. Une consécration pour un joueur de sa trempe maîtrisant à la perfection le jeu d’échecs musical. Vous l’avez ?
À une époque où les teasers de festivals de musique électronique grand public se construisent au rythme des drops téléguidés envoyés par des DJs bankables et surmédicalisés , on serait curieux de voir un live de Lorenzo Senni sur la scène principale d’un Tomorrowland. Alors dans quelques années, quand tu pourras à nouveau foutre les pieds dans un festival et que ton pote viendra te crier dans les oreilles un agaçant « Aléla » après un « Il est ou le drop ? » sur une montée signalétique de son producteur préféré, n’hésite pas à le rediriger vers la discographie de Lorenzo Senni et de sa désormais célèbre « ouverture à l’italienne ».