Salvador
Sega Bodega
À l’heure où votre plateforme de streaming préférée entreprend de créer toujours plus de genres musicaux pour optimiser votre morning routine, on aimerait beaucoup voir les algorithmes de Spotify se casser les dents pour tenter de catégoriser le son de Sega Bodega. Quand Salvador Navarrete n’est pas aux commandes du label NUXXE, qu’il dirige avec Shygirl, Coucouchloé et Oklou, le Londonien gère la direction musicale de rappeuses weirdo ou de chanteurs pop névrosés. Au premier abord, il apparaît donc impossible de se fier à la liste d’artistes similaires recommandée par votre distributeur de musique tant cette dernière ressemblera à la foire du Trône des projets obscurs, la salle d’attente des albums imbitables.
Ceci étant, en jouant au jeu de celui qui apposera le qualificatif le plus fumeux sur une scène naissante ou un regroupement d’artistes plus ou moins semblables, on serait tentés de présenter Sega Bodega comme appartenant à la grande famille de la deconstructed club music - pensez Amnesia Scanner, Aisha Devi ou les zinzins d’Absurd Trax. Si on reconnaît volontiers le caractère nébuleux de cette chapelle, elle demeure pourtant aussi vaste que la « dance music » qui inclut aussi bien la deep techno de Abdulla Rashim que la drum’n’bass de Roni Size. Pour vulgariser (et pour s’éviter des débats stériles avec un futur journaliste de Trax), disons que la catégorie susmentionnée tente de s’affranchir du cadre posé par les musiques électroniques traditionnelles en proposant un son club futuriste et en remplaçant les caisses claires par des bruits de flingue, les kicks par des hybridations de verres brisés et les drops par des voix d’aliens surptichées.
Afin de mieux comprendre le travail de Sega Bodega et l’évolution sa musique, il convient tout d’abord de s’attarder sur ses projets antérieurs. Les premières livraisons de Navarrete délivraient un son dur et expérimental et laissaient ses invités s’exprimer sur des productions laboratoires. Un changement important intervient toutefois sur self*care, son précédent EP, où le jeune producteur hybride pour la première fois des sonorités pop à ses influences club habituelles, allant du gabber à la trap. Un projet charnière dans la discographie de l’Irlandais qui utilise alors sa voix pour la toute première fois et met enfin des mots sur ses plus grandes angoisses. Une forme de thérapie évidente pour celui qui entamait à la même période un long processus de désintoxication. Salvadore, son premier album solo s’inscrit également dans une démarche très personnelle et se situe dans la droite ligne de self*care au sens où il permet à Bodega de vider son sac pour alléger des pensées parfois dévastatrices. Si cette pratique s’avère éminemment cathartique, elle lui permet également de laisser entrevoir ses failles, sa vulnérabilité. Sur « U Suck », un diss track sentimental, une voix timide et enfantine viendra accidentellement laisser échapper ses vrais sentiments avant de se rattraper : « I don't mean to be rude but I want you (wait no). ».
À l’image de ses sentiments, la musique de Sega Bodega évolue souvent en rupture. Sur « Masochism », le contraste entre les textures brutes et la superposition de voix douces crée la sensation d'une introspection constante qui, combinée aux boucles entêtantes, témoigne de son impossibilité à stopper le cercle vicieux amoureux dans lequel il est empêtré. Les effets robotiques employés sur sa voix et les textures parfois colorées lui permettent de mettre l’auditeur à distance et cacher un sentiment de solitude pourtant omniprésent. Sur un titre comme « Calvin », on pourrait regretter l’absence des sonorités sombres de ses précédents EP au profit d’une direction musicale plus naïve et résolument plus pop. Ce changement intervient toutefois dans période de transition pour l’artiste dont la mutation n’a pas fini faire bouger les lignes et de déconstruire les perspectives d’évolution de la musique de club, si tant est que cette catégorie veuille encore dire quelque chose.