Rushup Edge
The Tuss
Rephlex ne fera donc jamais les choses comme les autres. Dans un panorama jugé trop lisse pour leur imagination débordante, l’heure est à la surprise : un jeune homme débarqué de nulle part s’attire les attentions des chroniqueurs du monde entier, les forums spécialisés ne se privant pas d’en faire leur attraction de ce début de vacances. D’abord annoncé comme un duo de jeunes Français, puis sous le nom de Bryan Tregaskin, The Tuss arrive chez Rephlex après avoir, toujours selon les rumeurs, été courtisé par d’autres grands labels (Ninja Tune et Planet Mu notamment). Mais alors qui est donc ce The Tuss ? Les spéculateurs se régalent, annonçant de collaborations hypothétiques (un trio fondé par Aphex Twin, Luke Vibert et Squarepusher pour certains, une collaboration avec µ-zik pour d’autres). Finalement produit sous le nom de Karen Tregaskin, l’énigme The Tuss apparaît comme un roman populaire dont les pages s’écrivent chaque jour à grands coups de nouvelles aussi saugrenues que probables.
Cependant, il semblerait que ce jeune artiste mystérieux se soit fait prendre à son propre piège, en effet, cette saga nous conduit après moult réflexions à pencher notre regard sur un bonhomme bien plus connu dans le petit monde de l’electronica. Aphex Twin serait en définitive à la base de ce projet bien tordu (The Tuss signifiant « érection » en patois des Cornouailles, terre natale du génie anglais, ce qui laisse à penser à un coup de publicité plutôt qu’une volonté d’anonymat).
Des les premières mesures de « Synthacon 9 », le rideau tombe véritablement sur l’identité du personnage. Derrière une acid house analogique classique, on reconnaît aisément le Richard D.James qu’on adore. Un son très proche de celui d’Afx sur les derniers volumes d’Analord envahit littéralement l’espace dans un magma acide qui annonce le meilleur. La première bombe arrive avec « Last Rushup 10 F » et son entrée tribale suivie de sa batterie analogique presque two-step, un usage intensif de la reverb plonge les expérimentations dans une douce folie qui n’oublie pas de mettre sa dimension mélodique en avant pour ne pas paraître indigeste. On passe sur un « Shiz Ko E » qui étonne par ses samples déchiquetés rappelant sans difficultés les délires mathématiques de Dopplereffekt dans une version candide et simpliste. On entrevoit alors sur « Rushup I Bank 12 » cette possible collaboration avec Tom Jenkinson en dégustant ce piano cristallin et transfiguré propre à Squarepusher, surplombé par son lot de sons extra-terrestres. Jusqu’ici, du caviar.
Mais le véritable intérêt de cet EP réside essentiellement dans son cinquième titre qui délaisse, ne serait-ce qu’un peu, cette acid house quelque peu contemplative pour nous offrir un délice de drill’n’bass furieuse : les sons roulent, craquent, prennent un malin plaisir à rentrer dans des non-sens rythmiques qui semblent prolonger celle-ci dans les recoins d’un cerveau malade pour mieux nous amener à cette explosion mélodique qui laisse pantois l’auditeur, si peu attentif soit-il. « Goodbye Rute » clôture dans des élans synthétiques et mélodiques un EP qui se suffit à lui-même, éloquent de charme et de force déployée.
Car « Rushup Edge EP » n’attend pas votre attention pour frapper, il impose son art savant, défait les intellectualismes pompeux, complexifie son approche de l’acid house pour en revenir à quelque chose d’autrement plus simple : une musique électronique ludique, jouant toujours avec cette boite à musique cassée, ou plutôt démontée puis remontée pour continuer à surprendre, voilà la tâche. On pourra toujours se demander ce qui fait des apparitions éparses d’Aphex un événement incontournable, cette nouvelle livraison fait certainement partie de la réponse : c’est cette poésie déchirée, toujours subtile ; cette manière de retomber là où on ne l’attend pas ; cet avant-gardisme aussi discret qu’incontournable qui fait de Richard D. James l’une des figures musicales les plus importantes de ces quinze dernières années.
Rushup Edge taille à nouveau un peu plus le visage déjà bien kaléidoscopique du héros anglais qui, avec ce mini-album fantomatique que beaucoup prendront en main et reposeront aussitôt, renforce l’idée que cet iconoclaste fou nous manque affreusement et que rien ne pourra jamais remplacer le talent déployé dans la moindre de ses apparitions. C’est sûrement pour cela que son œuvre ne saurait passer inaperçue, qu’importe le nom sous lequel elle s’étend.
Alors qui que vous soyez « Mr. The Tuss » : Britney Spears, Luke Vibert, Squarepusher, µ-zik, Richard D. James ou le Président de la République, merci de continuer à nous donner cette raison valable d'apprécier votre travail si raffiné.