RENAISSANCE
Beyoncé
Des revirements personnels, Beyoncé nous en a offerts beaucoup dans sa carrière. Jeune égérie du rnb mondial, elle est passée de « la meuf de Jay-Z » à celle qui le fait passer pour un has-been absolu. On pensait que le féminisme et les questions politiques et raciales de Lemonade avaient achevé la trajectoire transformatrice de Queen Bey. Que nenni : ce n’était que le début, et c’est ce que veut prouver son dernier album, RENAISSANCE, sur ses grands chevaux royaux.
Quand RENAISSANCE nous saute à la figure, c’est pour asperger le monde de la club culture. Alors certes, Beyoncé n’en est pas à son premier pas sur la piste : elle a travaillé avec Diplo ou Lady Gaga, elle laisse ses prods partir en remix de temps à autre. Mais jamais elle ne s’était autant revêtue d’un habit si électronique. Son dernier projet est un hommage permanent à Chicago, à Adonis, Jamie Principle, Robert Williams, et toute cette vague afro-américaine qui a donné vie à la musique d’entrepôts. D’un « CUFF IT » touchant du doigt le milieu des seventies et le subtil passage du disco à l’électronique, au tube « BREAK MY SOUL » qui cligne de l’œil à Derrick Carter, RENAISSANCE est un petit manuel extrêmement poussé d’introduction à la house music, à commencer par le fait que les morceaux ne s’écoutent plus indépendamment les uns des autres, mais forment un genre de set dans lequel ils se montrent interdépendants, à la manière daftpunkesque dont Homecoming avait géré le retour sur sa carrière. Ou comment utiliser le motif house pour redonner du sens au format album.
Mais Beyoncé n’est pas une touriste, et le paysage électronique qui se tient sur le tableau de ses dernières productions n’est pas qu’une jolie banque de presets sonores. Son voyage dans la house est également celui du hip-hop, et en montre toutes les affinités dans une histoire qui va désormais du « Hip-hop be-bop » de Man Parrish à « I’M THAT GIRL ». Pas simple de tenir en même temps le magnifique récit de l’explosion du disco, celui de sa propre existence et l’écriture d’un futur du rap et du rnb américains. C’est pourtant ce qui se passe ici, et, surprise, Beyoncé n’accomplit pas cela toute seule.
On lui a souvent reproché de ne pas être cette artiste dont la créativité est une ligne droite allant du journal intime à la scène, mais il est temps de se séparer de cette naïveté sur la création d’un album de musique. Les artistes solo ne sont jamais solos, et Beyoncé est chanteuse, musicienne, productrice, mais aussi (et pour beaucoup) gestionnaire de ressources humaines. Savoir s’entourer, chercher les bon·ne·s ingénieur·e·s du son, les bon·ne·s producteurs·rices, ce n’est pas qu’une qualité qu’on peut déléguer à un ancien étudiant d’école de commerce. C’est une partie de la création musicale, et c’est ce qui fait que l’album sonne si bien. Drake, Honey Dijon, A.G. Cook, Green Velvet ou Skrillex, il y a du monde sur ce disque, et vous serez surpris de voir la liste des crédits dispo sur Spotify – et préparez-vous pour le nombre infini de remixes de ses morceaux à venir, les quatre premiers officiels étant déjà sortis.
Il n’y a rien de plus « house » que cela : s’entourer d’une maison de production dans laquelle on est seul·e sur scène, derrière son micro pour Beyoncé, derrière ses platines pour les Dj's des années 1980, mais jamais solitaire dans le chemin à emprunter pour arriver à un album. C’est là que le hip-hop rencontre la house et le mouvement ballroom. Particulièrement marqué sur RENAISSANCE, l’héritage des communautés LGBTQI+ racisées de New-York est un monument majeur de l’histoire que veut narrer Beyoncé. La réorganisation sociale de celles·eux que la société à désintégré·e·s, le village mental et artistique que les différentes maisons des balls forment, l’ode à la danse, la construction de soi dans la fête et l’exigence musicale et textile qui en ressort font partie de l’ADN du dernier disque de Queen B. On le retrouve dans les textes, dans cette basse type 303 de « PURE/HONEY » ou le texte tout en strass de « SUMMER RENAISSANCE », mais aussi dans l’écosystème que Beyoncé forme avec son public. Un public attaché aux discriminations, capable de tiquer sur le terme spaz discriminant les personnes en situation de handicap mental sur « COZY ». Une demande entendue et comprise par Beyoncé qui a décidé de rapidement réenregistrer le titre, pas par pression économique (personne n’allait la boycotter), mais par souci de cette culture de l’écoute. C’est dire la rupture qui existe aujourd’hui entre son univers propre et l’univers plus large du hip-hop.
Mais cette honnêteté sociale, celle permise par la house et la ballroom culture, c’est aussi sa façon de relire sa propre existence. Une entreprise nécessaire après un Lemonade pris dans le tourbillon de la détresse amoureuse. Après la chanteuse pop des années 2000, l’album de 2016 avait montré Beyoncé dans une vulnérabilité sentimentale, prise dans les griffes de l’insécurité. À ce niveau, RENAISSANCE porte bien le nom d’un revirement introspectif dans lequel la colère et la jalousie ont laissé la place à l’empowerment, le plaisir charnel et la nécessité de se construire un safe space – des thèmes fondateurs de la ballroom. On pense notamment à un « CHURCH GIRL » qui aurait pu être écrit par Megan Thee Stallion, pied de nez à son propre catholicisme, invitant les filles de l’Eglise à se faire du bien tout en ironie. « I’ve been up, I’ve been down / Felt like i move mountains / Got friends that cried fountains, oh ».
Cette « renaissance » en est donc bien une. Une révolution dans laquelle on trouve refuge dans Donna Summer et Giorgio Moroder, les communautés LGBT, l’histoire des musiques électroniques afro-américaines, pour se reconstruire soi. Le trajet de RENAISSANCE est la continuité d’une artiste qui est passée d’une somme de talents à une somme d’ambitions, de la claustrophobie de la pop à la libération par la musique. What a queen.