Reflektor
Arcade Fire
À chaque annonce d’un nouvel album d’Arcade Fire, on se reprend à rêver, quelques instants, d’un Funeral II, un complément qui parviendrait à reprendre et dépasser la matière de ce premier disque indie grandiose de cohérence et de fraîcheur. Son successeur, intitulé Neon Bible en héritage direct du génial John Kennedy Toole, avait prolongé directement, en une version moins brute et peut-être moins charismatique, l’efficace recette originelle (la présence du titre “No Cars Go”, figurant déjà sur le premier EP du groupe, contribuait en cela à assurer la continuité du projet). Le troisième opus, The Suburbs, qui n’avait pas fait l’unanimité au sein de notre rédaction, avait pour sa part au moins le mérite d’ouvrir des pistes qui, sans s’écarter trop nettement des premiers sentiers empruntés, laissaient entrevoir des possibilités plus nettement pop (à l’image du très dansant titre éponyme) voire tout à fait polyphoniques (le superbe “Sprawl II”, entonné par Régine Chassagne).
Au moment de dévoiler, par le biais d’une promo méticuleusement pensée et réalisée, ce qui allait devenir le quatrième effort du groupe, les Montréalais se sont directement signalés par une volonté de renouveau et d’audace. Si l’annonce d’une concrétisation sous la forme d’un double album dénotait une certaine ambition, le seul fait d’installer James Murphy en maître d’œuvre du projet laissait pour sa part entrevoir un mouvement de démarcation avec les étiquettes indie rock traditionnellement associées au groupe. Et il n’était dès lors pas si surprenant que les premiers extraits découverts par quelques privilégiés lors d’un concert privé soient présentés comme des morceaux euphoriques.
Reflektor s’inscrit, dès son titre, dans une dynamique réflexive qui fait remarquablement tenir l’ensemble. Celle-ci s’était mise en branle dès la promo, avec un jeu de distanciation vis-à-vis d’un mot-titre présenté sans aucun référent mais exhibé aux quatre coins du globe. Elle s’est prolongée avec la présentation du morceau “Reflektor” (avec David Bowie en guest, rien que ça), dont les paroles, qui donnent d’emblée une orientation à l’ensemble de l’album, annoncent un positionnement dans un “âge réflexif” où les sujets sont “pris au piège d’un prisme” (“Trapped in a prism, in a prism of light / Alone in the darkness, darkness of white / We fell in love, alone on a stage / In the reflective age”). La vidéo accompagnant ce premier single en ajoutait une couche en matière de jeu spéculaire puisque, reprenant un procédé déjà éprouvé ans le clip de “Sprawl II”, les membres d’Arcade Fire s’y trouvent déguisés en simulacres d’eux-mêmes, dans une mise en scène parodique du groupe.
Ces logiques de second degré, de simulacre et d’autofiction se prolongent tout au long de l’album et tiennent véritablement lieu de fil rouge à l’entreprise. “Normal Person” s’ouvre de cette façon sur une parodie de live, où Win Butler remercie – en version studio – un pseudo-public avant de se lancer dans une quasi-imitation d’Elvis chuchotant : “Do you like rock’n’roll music ? ’cause I don’t know if I do…” Les logiques de miroirs grossissants et déformants cèdent également la place, quelquefois, à de non-moins efficaces jeux de regards. Il faut à ce titre souligner la simple, mais brillante idée de placer les titres “Awful Sound (Oh Eurydice)” et “It’s Never Over (Oh Orpheus)” à la suite l’un de l’autre, la disposition prolongeant ici formellement le contenu de la marche mythique des amants vers la sortie des Enfers. Dans le deuxième de ces titres, énoncé par une Eurydice moderne, la voix de Chassagne interpelle celle qui la précède et qui se garde bien de se retourner ; Butler répond et se mêle harmonieusement à la voix de sa compagne, avant de prendre le dessus et de diriger le morceau vers un désordre polyphonique évoquant l’échec de la fuite.
On l’aura compris : Reflektor est un album-concept finement pensé, un exercice virtuose qui appelle le commentaire. Reste qu’on est en droit de se demander, au moment où il sort dans les bacs, s’il est envisageable d’en profiter aussi pour ce qu’il est avant tout censé être : un album de rock. Ne perdons pas trop de temps : la réponse est oui. Si on a pris le temps de s’arrêter sur les mécanismes quasi-rhétoriques qui fondent “It’s Never Over (Oh Orpheus)”, c’est aussi parce que ce morceau est un grand titre, l’un des meilleurs de cet opus, tout en tension et s’ouvrant sur un chœur rock de synthés, de cordes et de percussions sur lequel les voix de Chassagne (nettement plus présente tout au long de Reflektor) et de Butler viennent se poser en alternant scansion et psalmodie. À ses côtés, des morceaux comme “Here Comes The Night Time” et “Afterlife”, que les fans écoutent en boucle depuis qu’ils ont été joués au Saturday Night Live de NBC, s’imposent d’emblée comme de futurs hymnes du groupe, appelés à être repris par le public lors de la prochaine tournée des Canadiens. Si le second de ces titres reprend les forces traditionnelles d’Arcade Fire et est sans doute condensable à un format FM malgré ses six minutes, le premier se distingue par sa structure singulières et ses variations rythmiques : passé une intro en fanfare, il semble se reconfigurer en une comptine planante rehaussée de tonalités xylophoniques, mais monte en réalité en puissance pour aboutir à un climax percutant. Au cœur de l’ensemble, on peut encore épingler, comme autant de marqueurs d’une distinction qui va en se confirmant, “Joan of Arc”, qui s’ouvre par un concert de cornemuses et une intro carrément punk, “Flashbulb Eyes”, petit OVNI articulant la naïveté d’un xylophone à des distorsions tranchées, ou “We Exist”, titre post-disco où l’influence de James Murphy, remarquable sur la totalité de l’effort, est à son paroxysme. On notera encore, comme un bonus supplémentaire, les disséminations toujours rafraîchissantes de passages chantés en français par Régine Chassagne, sur des morceaux comme “Reflektor”, “It’s Never Over (Oh Orpheus)” et, logiquement, “Joan Of Arc”.
Au final, Arcade Fire se fend, avec Reflektor, d’un double album-concept, porté par une dimension réflexive maîtrisée qui aurait suffi à lui garantir un certain succès et l’aval de la critique. Mais le groupe ne s’en tient pas à cela : il développe un diptyque complémentaire et hyper efficace, dont le premier tableau, en sept titres, est volontiers dansant, tandis que le second, s’ouvrant par “Here Comes The Night Time II” (reflet déformé de la part I) et se concluant par “Supersymmetry” (titre ironique puisque le deuxième disque ne compte que six titres), est plus planant, éthéré. Et quand le concept parvient à s’adapter à la musique au lieu de la supplanter, à nourrir le projet plutôt qu’à en éclipser le principe fondamental, on peut se dire que le pari est réussi.