R.A.S.
Kalash Criminel
Depuis ce qu’on pourrait appeler le « tournant PNL », le rap français est en voie de fragilisation générale. Les rappeurs se mettent à roucouler, à gémir et à pleurnicher. Le taux de testostérone décroit au fur et à mesure que les cheveux poussent et se lissent. Dans cette déchéance globale des vraies valeurs de virilité, il n’est nullement étonnant que les rares couilles survivantes émergent de Sevran, en l'occurrence en la personne de Kalash Criminel. Cet albinos trapu, qui a le bon goût d'être cagoulé en période d'attentats, s’était déjà fait connaître pour sa colère monumentale, en marge des Planète Rap de Kaaris. C’est d’ailleurs Kaaris qui le lance vraiment sur le featuring clippé « Arrêt du cœur », après quoi Kalash Crimi a assez fait monter la température pour sortir son premier projet solo, R.A.S.
Alors, oui, il s’agit ici d’un rap facilement identifiable, qui opère un retour aux sources, vers la trap pure et dure qui tabasse. Les instrus n’ont rien d’original, mais elles sont sans défaut et foutent un feu de ouf, comme « Shabba » avec sa guitare électrique (pourtant le moins bon titre de R.A.S. !). Mais Kalash Criminel s’imposera aussi dans le rap en vertu de sa personnalité et de son écriture. Comme ça, il a l’air de faire du divertissement bourrin et con, mais en fait, il permet de répondre aux détracteurs simplets de la trap, qui pensent que ce genre est doublement coupable d’être dépolitisé et sans originalité.
Déjà, qu’est-ce qui distingue Kalash Crimi, au sein de la débilisation uniformisante qu’impose la trap au rap français ? Avec son ton invariablement froid, grave et pince-sans-rire, avec son esthétique de la « sauvagerie », le bonhomme s'éloigne des foufous plus souriants que peuvent être Gradur et Niska. On dit « c'est le nouveau Kaaris ». Mais si Kaaris ne sourit pas, certes, on sent qu’il rit toujours sous cape de ses blagues grotesques : on se dit toujours, « bon, là, c’est trop gros pour être vrai ». Kalash Criminel, lui, n’a jamais l’air de rigoler. Alors que Kaaris se marre aujourd’hui de bon cœur en interview, Kalash Criminel y va cagoulé et réinstaure un très haut niveau de bats-les-couilles-age, en ne répondant que « ouais, ouais, fort, hm hm, ouais, de ouf, ouais, lourd ».
Mais ce n’est pas tout : car il faut admettre que Kaaris est d’une élégance certaine, qu’il nourrit ses textes de références culturelles, voire encyclopédiques et qu'il mélange sans vergogne un vocabulaire très sophistiqué à du caca-zizi. Kalash Criminel, lui, n’est pas du tout un Rabelais du rap. Il ne fait pas la course à la punchline la plus hardcore : il n’écrit « que des écrasements de te-tê ». Les textes sont simples, sans recherche inutile ou fioritures amusantes : taillés pour planter. « Crois pas que tu fais du rap hardcore parce que t’es rempli de vulgarité » : pas besoin d’insultes, pas de gros mots. Le ton suffit, nonchalant, nihiliste, mais péremptoire, comme une sentence de mort. Les quelques calembours disséminés sont à moitié marrants, à moitié effrayants, car toujours adressés en deuxième personne, si bien qu’il faut rire de sa propre mise en PLS : « Va t’occuper de ton fils avant qu’on t’allume et qu’il chante Papa où t’es ? » (concomitamment une PLS de Stromae ici).
Grave, froid, sauvage, simple — l’originalité : c’est fait. Il reste maintenant à montrer que Kalash Criminel fait du rap conscient. Si on appelle bêtement rap conscient le rap qui « fait passer un vrai message », qui « aborde des thèmes politiques », alors Kalash Criminel rentre parfaitement dans cette catégorie. Non seulement parce qu’il se revendique « albinos, né pour briller » ou parce qu’il est un des rares rappeurs à dénoncer le « génocide » en cours au Congo. Mais à plus forte raison parce que les rares punchlines politiques sont noyées dans un flot de violence gratuite et de menaces, qui les rendront invisibles aux méprisants : ceux qui parlent sans avoir écouté. En vérité, ces punchlines politiques n’en ressortent que mieux, beaucoup plus percutantes dans la bouche d’un sauvage nihiliste que dans le morceau-à-thème geignard d’un justicier du rap.
R.A.S est donc d'une efficacité bulldozérique, mais aussi un disque qui fait réfléchir. En somme, deux types de morceaux s’y trouvent : en grande majorité, des morceaux vénères et fêtards, qui donnent envie de tout casser (« Tu sais où nous trouver », « Carré VIP »), avec quelques remarques grinçantes politiquement. La deuxième catégorie, elle, n’est constituée que d’un morceau : « Sale sonorité », un son glacial et très sombre, où le rythme ralentit. Kalash Criminel y soigne plus son écriture, aborde la mort de son grand frère, pense sa propre pratique artistique et son milieu social. Une autre facette du rappeur, qui pourrait devenir dominante par la suite. En attendant, le disque est là, « lourd de ouf ».