R+R=NOW Live
R+R=NOW
On a beau être aussi pointus en musique que peuvent l’être les membres du collectif R+R=NOW, leur référence favorite reste le sport. Pensé comme une équipe composée exclusivement de quaterbacks, le groupe de Robert Glasper est avant tout une affaire de territoire. Dans cette équipe, on compte quand même Robert Glasper donc, mais aussi Christian Scott aTunde Adjuah, Terrace Martin, Taylor McFerrin et Justin Tyson. Quand on joue avec autant de solistes en puissance, le plus important est de maîtriser la cohésion d’équipe. Savoir faire la passe, savoir laisser l’autre briller, connaître ses limites, et distiller du sport et de la musique ce qui en fait la plus belle essence : la possibilité d’agir en harmonie avec d’autres humains.
Sauf qu’avec la magie du studio et la qualité technique de cette team, le bordel ambiant aurait pu disparaître au montage. Mais en live, pas de montage. Voilà pourquoi l’annonce de ce disque a créé une curieuse attente chez celles et ceux qui avaient apprécié l’album studio : à quel point la cohésion qui rendait ces titres si magnifiques peut-elle s’exprimer sans le droit de regard de la réécoute ?
Petit rappel : en 2018, Robert Glasper et la joyeuse bande nommée plus haut décide de pondre un album en mode supergroupe. Le disque, inspiré à la fois par Nina Simone et par le (large) spectre hip-hop allant de Herbie Hancock à Kendrick Lamar si cher à Glasper, se déroule assez naturellement sous l’appellation R+R=NOW. Réfléchir, répondre, et ce maintenant. Soutenu par une connaissance accrue de la black music et de sa portée politique, le collectif accouchera d’un disque aussi subtile dans son agencement des sonorités qu’intelligent dans son traitement de l’idée de collectif. Manifeste philosophique, poème humain, Collagically Speaking était ce qu’on n’osait attendre d’une si belle réunion : qu’elle soit plus que la somme de ses parties. Et les amateurs·ices des discographies de chaque membre avaient su apprécier le jeu des ressemblances et des déviations : le fameux vocoder de Glasper, le groove de Justin Tyson, les mélodies de Martin, cette capacité de Christian Scott à tenir l’intenable dans des morceaux dont la tension ne faiblit pas pendant dix à douze minutes.
Et en live donc ? À l’image du dernier disque live du trompettiste de R+R=NOW, dont on vous parlait récemment, R+R=NOW Live fait mieux que tenir ses promesses. En perdant ce grain sur-produit de l’album studio, on a l’impression que les musiciens se révèlent à nous dans une intimité qui fait du bien, celle d’un live de jazz, ou les doigts glissent sur le clavier au hasard de la pensée, et dans lequel chacun·e peut jouir de ce sentiment si agréable que personne dans la salle ne sait vraiment quand le morceau va s’arrêter. Un sentiment que partage le claviériste Taylor McFerrin, lorsqu’il dit : « It was different every night. » Une évidence pas si évidente, même dans le monde du jazz. Et même ce qui sonne comme une vraie préparation en amont se fond dans cette communion du live : l’interminable solo de piano sur « Change Of Tone », cette introduction basse-trompette sur « Respond », la voix déraillante de l’inédit « Perspectives/Postpartum », autant de moments qui semblent incapables à jamais de sonner faux.
Puis il y a « Resting Warrior ». Un titre qui était le fer de lance de la facette groovy de l’album studio, un morceau très « cool », et dont on n’osait pas trop se dire qu’il sonnait « afrobeat » pour ne pas trahir l’intention du groupe. Une intention afrobeat voire afrofuturiste bien plus claire en live avec l’ajout du kalimba (piano à pouce), le pétage de câble au synthétiseur, le mimétisme de Terrace Martin en John Coltrane. Mais surtout cette longueur qui fait tant de bien ! Construire un morceau de plus de 25 minutes dans lequel tous les éléments se réspondent (vous l’avez?) aussi bien et dans lequel les différente phases sont assez équilibrées pour que personne ne s’y ennuie, c’est un travail qui révèle plus que tout autre le caractère magistral des membres du groupe. À cet instant, quand McFerrin est perdu dans le superbe labyrinthe de son propre solo au clavier, la parole n’est plus de mise, et on plonge tout en tension dans la quintessence du live. Je ne suis jamais allé au Blue Note de ma vie, et pourtant j’y suis. La salle se matérialise très finement dans ma tête et devient cet espace dont je sais qu’il ne m’appartient pas, mais que leur musique me permet de contempler. J’ai envie de les remercier avec dans ma voix la chaleur de la joie qu’ils m’ont offerte, celle qui ressemble tant à la chaleur de leurs corps, infusés dans la musique qui vient d’être jouée.
Alors pour répondre à la question que vous vous posez peut-être : oui, la douleur d’ouvrir les yeux dans son salon sans avoir de billets à portée de main pour un concert dans le semestre ne surpasse pas le plaisir qu’on prend à entendre ce disque, qui fait tant, tant de bien.