QALF Infinity
Damso
Les artistes qu’on écoute disent forcément quelque chose de l’époque dans laquelle on vit. Que l’on parle de Freeze Corleone ou de Tekashi 6ix9ine, la controverse qui les entoure est aussi celle qui les relie directement aux maux de notre société.
Produit parfait d'un environnement instable, le rap semble être devenu le Joker, ce super-vilain qui joue sur la haine et les faiblesses de l'humanité. Autrement dit, les idioties qui sortent de la bouche de Koba LaD sont parfois autrement plus révélatrices des maux de la société que les palabres de Pascal Praud : le rap a soif de vengeance, et son attitude comme ses sujets de prédilection nous renvoient à tout ce qui ne va pas dans notre société.
Assis au sommet de cette grosse bulle spéculative, Damso fait toujours figure d’outsider magnifique. Après avoir joué le jeu de l'industrie en occupant jusqu’à l’excès l’espace médiatique, l'ancien disciple de Booba a préféré faire marche arrière, et s’absenter trois ans pour revenir avec QALF en septembre dernier. Et si l’on a parlé dans toutes les largeurs de l’ULTRA de son parrain, on a beaucoup moins parlé dans ces pages du quatrième opus du Bruxellois. Pour cause : s’il valorise la forme avec élégance, QALF souffre de son déficit de fond : Damso y enferme son personnage de beau misanthrope dans une inutile complexité - n'est pas Frank Ocean qui veut. Bien sûr, rien ne nous fait plus plaisir que d'entendre Damso s'assagir et faire des chansons sur son môme, mais il semblait avoir perdu cette capacité de parler à nos bas instincts, à mettre du style dans sa vulgarité. Tout ce qui faisait à nos oreilles le sel du Damso des débuts.
QALF Infinity, c'est donc une réédition de plus à mettre à l’actif d'un rap francophone qui raffole désormais de ces sequels augmentées. C'est aussi un disque qui donne enfin une suite à l'outro d'Ipséité. Dix nouveaux titres viennent donc s’ajouter aux quatorze déjà existants, histoire de trôner encore un peu plus durablement dans les charts. "Numéro un je le redeviens", prédit-il dès l’ouverture du disque. Et les chiffres n'ont pas menti : QALF Infinity est effectivement un hold up de plus à mettre à l’actif du Bruxellois, qui peut désormais vendre à peu près tout ce qu’il veut, comme il le veut.
Qu’on ne s’y trompe pourtant pas : les deux volumes se complètent et se répondent, obéissent à leur propre logique et font la jonction entre les deux personnalités de son schizophrène d’auteur. Comprenez par là que les déçus de QALF pourraient se retrouver dans son cadet, et qu’à l’inverse, les autres pourraient préférer les élans d’humanité du grand frère à la violence sourde de cette nouvelle livraison. Car de violence il s’agit bien : ces nouveaux titres replongent tête la première dans le "nwaar" et le "sale", deux adjectifs dont le Belge use et abuse sur ce disque pensé comme le pendant zahef de son prédécesseur. Et on ne le cache pas : c’est un soulagement de retrouver Damso à ce point en roue libre, lui qui prend un malin plaisir à inscrire ses flows les plus vicelards dans une narration incapable de camper sur ses acquis plus de quelques minutes.
Pas étonnant si, à bien des égards, ces dix nouveaux titres ressemblent à ce qu’a pu faire Travis Scott avec Astroworld : Damso pare des titres à l'absence totale de limites d'apparats tubesques, dans une alchimie parfaite entre la prod et son texte. Ne vous étonnez donc pas d’entendre vos chères têtes blondes vanter l’épilation féminine cet été : comprenez juste combien, sur "Morose" comme dans une large partie des meilleurs morceaux du disque, tout est tellement en phase avec la musique que même la plus grosse des crasses passe pour un moment de poésie. Et si le monde de la francophonie n’a pas attendu Damso pour mettre en musique son lot de saloperies, voir cet album dans le classement des disques les plus écoutés de France et de Navarre est, définitivement, un révélateur formidable des mœurs de l’époque.
Si QALF Infinity parle de beaucoup de choses qui ne vont pas dans le rap comme dans la vie, il a le mérite d'être d'abord une œuvre indissociable de son auteur qui, malgré la trentaine qui approche, reste le même que depuis Batterie Faible : un type qui fait des millions avec de la méchanceté gratuite et des élans de masculinité discutables, mais assumés. Reconnaissons-le par contre : l’époque de "Débrouillard" est bel et bien révolue et sa proposition s'est affinée, et de la plus belle des manières. Ce qui permet à Damso de continuer de faire la différence face aux rappeurs aux propositions interchangeables et autres docteurs ès zumba, surtout lorsqu'il s'affiche dans un état de grâce lui permettant de concilier toutes les facettes de sa personnalité complexe. Bref, pour reprendre l'intéressé : "c'est bon, c'est toujours Dems", et rien ne pouvait nous faire davantage plaisir.