Post Tropical
James Vincent McMorrow
Dans une scène cruciale et définitive du film The Wolf of Wall Street de Martin Scorsese, le personnage interprété par Leonardo DiCaprio révèle à l'aide d'un simple stylo à bille les liens souples existant entre l'offre et la demande. Comment vendre un bic dont personne n'a a priori rien à foutre ? Il suffit d'alpaguer le premier quidam venu et de lui demander s'il a de quoi noter son nom sur une serviette en papier. Une réponse négative de sa part entraînera directement une proposition pour lui céder à un prix avantageux la plume synthétique qui devient, comme par magie, un objet absolument essentiel. "Supply and demand, my friend." L'astuce montre à quel point ces deux points cardinaux, ce yin et ce yang du commerce, sont en permanence dans un dialogue où l'un peut prendre la primauté sur l'autre à un moment donné, pour que l'autre devienne l'un le moment d'après. Personne ne sait qui de la personne, de la serviette ou du bic est maître de l'ensemble mais tous se nécessitent et se complètent dans un mouvement harmonieux qui jamais ne prend fin. Ce génie si singulier et si fascinant de la société marchande est aujourd'hui évidemment à l'œuvre dans tous les secteurs de l'activité humaine.
Prenons le développement stupéfiant et souplement parallèle des cafés tout-confort où l'on sert le brunch dominical et des chanteurs sentimentaux de pop-folk. Les masses occidentales avaient-elles besoin d'un nouveau rituel remplaçant la messe de onze heures ? Y avait-il tant de disques de mélancolie pure-laine à écouler qu'on s'est mis à placer des sièges en cuir et des omelettes dans les bars ou les excédents de fruits frais étaient-ils si énormes qu'ils ont précipité l'envoi dare-dare de chanteurs à barbe en studio ? Nul ne sait qui a provoqué quoi ni quoi a pris possession de qui. Toujours est-il que tout se tient dans une ambiance de luxe non tapageur, de calme équitable et de volupté respectueuse. Mais ce tout est soumis à un autre grand axiome de cette société géniale : les mouvements de mode. C'est fini le régime low-fat pancakes avec un smoothie de baies sauvages ? Exit, Bon Iver ! La saison est à la carrot pie chargée en carbs accompagnée de thé detox ? Welcome, James Vincent McMorrow !
Parce qu'il n'y a rien de meilleur pour éviter les attaques de radicaux libres contre nos défenses naturelles, l'Irlandais a décidé d'incorporer à sa recette Post Tropical des enveloppes protectrices de claviers Fender Rhodes et des grandes rations sirupeuses de falsetto. Surtout éviter les arrangements trop lourds de cordes et de vents qui risquent d'empêcher une saine digestion, garder le tout dans les limites du low-fi artisanal et bio ("Gold"). Disposer dans la décoration et dans les oreilles de belles photos de paysages qui aideront à décrasser les neurones agressés toute la semaine (ne pas oublier qu'aujourd'hui c'est dimanche, jour du brunch) par la vue de kilomètres de béton gris merdeux ("The Lakes", "Glacier"). James conseille aussi de tremper une madeleine de farine d'épeautre grain-complet dans le thé mentionné plus haut pour faire revenir quelques souvenirs de premiers amours baignés dans une lumière nostalgique ("Cavalier"). Pour se retenir de succomber à une horrible tentation passéiste, ne pas oublier de rester ouvert et branché en montrant à son voisin une vidéo sur son smartphone, recouvert de bois recyclé, de la prochaine réédition de la beat machine 808 de Roland alors qu'elle est entendue sur "Red Dust". Communier et être sauvé. "Always thinking of the cold air and I was in the dark" ("All Points"). "But the sun comes and dry tears from my eyes" ("Look Out").
On déguste, on se fait du bien, on partage, on discute de petits touts et de petits riens. Il n'y a pas d'aspérité, aucune contrainte mais une liberté câline, tout coule, douceur et vitamine. Un bon disque pour un grand brunch. Un bon brunch pour un grand disque.