Popular Songs
Yo La Tengo
Fatalement les groupes changent tôt ou tard. Même les plus limités et basiques. Être dans l'air du temps, se remettre en cause, se découvrir de nouvelles influences... les raisons sont multiples pour une même conséquence : entre deux moments d'une discographie, un groupe n'est plus identique à lui-même, il se déplace. Il laisse derrière lui une identité et s'en reformule une à chaque fois. Les identités perdues, les facettes délaissées, c'est précisément ce contre quoi lutte Yo La Tengo depuis vingt piges.
Au début ils possédaient un petit jardin musical fait de folk-rock, de country et de rockabilly. Le jardin s'est petit à petit agrandi et c'est aujourd'hui une immense réserve naturelle qu'ils dirigent, avec à l'intérieur un panel incroyable d'espèces et de formes musicales. Yo La Tengo ne s'est jamais renié, ne s'est jamais détaché d'une seule de leurs racines. Ils ont toujours fonctionné selon un principe d'accumulation, d'addition presque mécanique de leurs nouvelles inspirations. Il en résulte du coup un univers musical gigantesque et presque encyclopédique dont Iran Kaplan se veut le témoin à chaque nouvel album. Souvenez-vous, I Can Hear the Heart Beating as One, déjà, en 1997, donnait l'impression d'un disque "somme", d'un résumé tout bêtement historique du rock. Plus spectaculaire encore était I'm Not Afraid of You And I Will Beat Your Ass en 2006, qui au travers de ses 15 titres et soixante-quinze minutes ouvrait en plus de nouvelles pistes vers les musiques black. Trois ans plus tard, sans surprise aucune, Popular Songs nous arrive comme un disque éclectique mais synthétique, rétrospectif mais pas seulement.
Avec encore plus de soixante-dix minutes au compteur, le nouveau bébé de Yo la Tengo ne se répète jamais. Douze titres et à chaque fois une nouvelle façon de penser leur musique. C'est un album qui marche à l'angoisse d'être redondant. Il n'a donc pas de ligne directrice, pas de projet précis, juste un désir de rester insaisissable et complexe, de paraître presque illimité. On retrouve ainsi marqués les antagonismes inhérents à Yo La Tengo : oppositions de pop-songs très courtes ("Avalon or Someone Very Similar", "If It's True", "When It's Dark") et de longues répétitions psychédéliques (les trois derniers titres qui durent en moyenne douze minutes), duel entre guitares claires et saturations excessives ou encore entre la voix sérieuse de Georgia Hubley et celle plus impolie d'Iran Kaplan.
Mais finalement, paradoxalement, cette soif d'irréductible lasse quelque peu. On la sentait venir. Elle était prévisible comme un nouveau disque de Millencolin. Dur. Surtout qu'en termes de pure composition, Popular Songs est sans doute leur album le moins inspiré depuis May I Sing With Me (1992 quand même). Les mélodies marchent un peu moins bien que d'habitude, les trésors de production se font plus rares... Bref, on a du mal à s'enthousiasmer complètement. Ce qui n'empêche pas de respecter beaucoup l'ensemble et d'y voir tout de même de nombreux motifs de satisfaction : une utilisation intéressante des cordes, une orientation soul-motown plus claire que jamais et encore quelques titres étourdissants : "All Your Secrets" qu'aucun autre groupe au monde ne pourrait pondre, "More Stars Than There Are in Heaven" et ses neuf minutes de shoegaze langoureux ou bien "The Fireside" et ses accords blues joué comme du Brian Eno. On reste donc un peu sur notre faim, c'est évident, mais quelque part nous avons la confirmation – certes un peu tiède – que Yo La Tengo est un groupe indispensable : même quand ils se ratent ils voltigent des dizaines de mètres au-dessus de la mêlée. Sans jamais chuter.