PoiL Ueda
PoiL Ueda
Junko Ueda est une star dans son domaine. Mais son domaine est une niche. Dès la fin des années 1980, elle chantait déjà, hors du temps, le récit épique de la lutte entre les Taira et les Minamoto qui embrasa l’archipel nippon dans la deuxième moitié du 12e siècle. Une lutte à mort, une violence politique intense, mais que les poètes et poétesses ont transformée en une métaphore sur la vanité des ambitions mortelles. Ou comment la tragédie devient belle vue de loin, un biwa à la main. Car le meilleur ami de Junko Ueda, celui qui ne l’a jamais quittée durant toutes ces années, c’est ce satsuma biwa, l’instrument de l’épopée historique, et qui s’emmêle au chant si particulier de la tradition médiévale japonaise. Tout ce cadre esthétique semble préparé pour qu’une rencontre avec le groupe de prog lyonnais PoiL n’arrive jamais, et soit même complètement hors de propos. Et pourtant, c’est arrivé, et c’est absolument génial. PoiL Ueda est à ce jour le meilleur projet de PoiL, de Junko Ueda, et un des meilleurs albums prog de ces dernières années.
La première évidence sur le disque, c’est qu’il a été construit autour de Junko. Tel un boys band entourant la chanteuse, les quatre membres de PoiL sont le paysage nouveau sur lequel se découpent les mêmes vieilles histoires, chantées depuis tant de siècles. Et on le comprend très vite sur le « Kujô Shakujô », un chant bouddhiste affilié au shakujo, un sceptre rythmique (aussi appelé khakharra) dont le bruit est censé chasser les esprits. Mais ce sceptre est aussi une arme qui semble prendre possession de tout le groupe. Et s’insérant fidèlement dans le bourdon mystique de la première partie, il donne à la suite un rythme complètement inattendu. Conçu dans le monde du Japon médiéval, mais avec les armes lyonnaises de 2023.
Si PoiL parvient à intégrer l’univers des chants bouddhistes avec tant d'aisance, c’est grâce à l’investissement que ses membres sont capables de faire pour s’enrouler dans une tradition. C’était déjà le cas en 2019 avec leur album de musique occitane Sus, et c’était en partie la même chose un an auparavant, lors de leur effort collaboratif avec le groupe colombien Mula. Pour PoiL Ueda, cela passe par la façon dont la batterie de Guilhem Meier a été transformée pour accueillir des sonorités plus adaptées au chant de Junko, mais cela passe aussi plus directement par un travail d’écriture, le claviériste Antoine Arnera ayant inséré un poème original au milieu du chant shômyô. Faire rentrer PoiL dans le monde du biwa, ce n’est pas se cacher derrière la chanteuse, c’est au contraire les laisser s’imprégner d’une musique et d’une univers poétique qu’ils expérimenteront par leurs propres moyens. C’est notamment ce qu’il se produit à la fin de la troisième partie du « Kujô Shakujô », lorsque le groupe prend la relève pour donner du corps à la prière.
Et puis, pour terminer, ce qui fait que tout fonctionne aussi bien dans cet album, c’est que Junko Ueda se suffit déjà à elle-même. La fin du récit guerrier, qui la met plus en avant, révèle une artiste dont on comprend aisément que le charisme et la technique permettent de tenir une heure en solo. Alors associée à l’énergie et l’innovation d’un groupe qui respire la maîtrise autant que l’humilité, elle tient peut-être ici sa création la plus marquante.