Playing the Angel

Depeche Mode

Mute – 2005
par Splinter, le 26 octobre 2005
9

Sans vouloir faire de tort à U2 ou The Cure, il est bien évident que Depeche Mode constitue le seul groupe survivant des années 80 encore crédible. Pourtant pas épargnée par les départs (Vince Clarke, puis Alan Wilder presque quinze ans plus tard), les clashs en tous genres (Martin L. Gore et Dave Gahan sont régulièrement en froid) ou encore les overdoses à répétition de son chanteur (désormais "Clean", you know what I mean…), la formation originaire de Basildon, Essex, Angleterre, a réussi à traverser les décennies en gardant son intégrité et même en conquérant au fil du temps une respectabilité qu’elle ne possédait aucunement à ses débuts. La clef de ce succès réside dans le simple constat que Depeche Mode n’a produit aucun disque faible depuis une vingtaine d’années et, après la fameuse période "garçons coiffeurs" dont tout le monde se souvient, n’a plus jamais commis une seule faute de goût.

La preuve est encore aujourd’hui rapportée avec ce nouvel album, Playing the Angel, qui succède à l’immense Ultra paru en 1997 et, plus récemment, à l’excellent Exciter sorti voici déjà plus de quatre ans. Quatre années pendant lesquelles Dave Gahan et Martin L. Gore n’ont pas chômé, en sortant chacun un disque solo qui ne laissera pas de grande trace dans la mémoire collective, tandis que Andrew Fletcher a monté sa propre boîte de prod, Toast Hawaii (Client, entre autres). Ces projets personnels ont clairement nourri ce nouvel album, notamment par le fait que Dave Gahan s’est enfin imposé en tant que parolier, en créant une brèche dans le monopole farouchement défendu par Martin Gore depuis le départ de Clarke. Par ailleurs, ce disque ne serait sans doute pas ce qu’il est sans l’apport fondamental de Ben Hillier (également derrière le dernier album de Blur, autre grande réussite), comme on le verra ensuite.

Concrètement, et pour ne pas faire durer plus longtemps le suspense, ce Playing the Angel est un très grand disque, l’un des meilleurs de l’année et en tout cas l’un des meilleurs produits par Depeche Mode depuis Violator (1990), dont il se rapproche d’ailleurs énormément par bien des aspects, à tel point qu’il pourrait, par moments, apparaître comme une tentative un peu maladroite d’en reproduire la recette par les sujets abordés, la musique et la structure… ce qu'il n'est pourtant pas. Qu’on en juge un peu.

Les sujets : encore une fois, la souffrance, la religion, le péché, la dépression… les grands thèmes habituels de Depeche Mode sont brassés ici, de bien belle manière, certes, mais qui confinerait parfois à la redite pure et simple. Ainsi, "John the Revelator" sonne comme le pendant direct de "Personal Jesus" (1990), l’un des tubes intemporels du groupe. "The Sinner in Me" rappelle (dans le fond) "Walking in my Shoes" (1993), et entendre l'ami Dave chanter "I'll never be a saint" peut faire sourire tant l'idée est éculée et, pour le coup, la formulation particulièrement naïve. Tout ceci a déjà été dit, et parfois en mieux.

En outre, on retrouve bizarrement dans certains morceaux certaines tournures de phrases déjà utilisées par le passé (en particulier le "cutting down to size" de "Useless", repris ici en "cut him down to size" dans "John the Revelator", la caresse de "One Caress" qui revient ici dans "Macro", sans compter les "stripped" ou "celebration" ici et là...). C'est bizarre la première fois, ça paraît abusé la seconde, mais finalement on ne peut pas reprocher à un groupe d'utiliser deux fois les mêmes mots dans deux chansons différentes ! Et ces ressemblances ne sont sans doutes pas fortuites (gros clins d'oeil aux fans ?). En tout cas, un thème frappe ici par son absence : l’amour, peu ou pas abordé, alors qu’il marquait l'essentiel des morceaux d'Exciter de son empreinte au fer rouge (cf. le sublime "Breathe").

La musique : comment ne pas penser à "Enjoy the Silence" (1990) en écoutant le premier single, "Precious" ? Mais cette ressemblance ne s’arrête pas là, puisque l’utilisation de synthés analogiques (dont Ben Hillier est collectionneur) donne une touche sonore très 80s à cet album, en particulier aux rythmiques. On est donc en terrain connu. Exception notable : l’excellente "Nothing’s Impossible", à la voix trafiquée, sonne assez inhabituelle pour Depeche Mode, plus proche par exemple de ce que Air a pu produire par le passé. Et globalement, quelles que soient les ressemblances musicales avec les précédents albums, on ne peut nier la très grande efficacité des nouvelles compositions.

La structure : ici également, on est comme chez soi ou presque. Traditionnellement, Martin Gore s'est réservé le chant sur deux morceaux (d’ailleurs très bons, "Macro" et "Damaged People") et assure les chœurs de manière assez brillante grâce à sa voix légère qui se marie toujours à merveille avec le timbre caverneux de Dave Gahan (notamment sur "The Sinner in Me"). A quand les chansons de Gahan chantées par Gore ? On n'en est pas là ! Ici encore, on constate un changement : alors que Songs of Faith & Devotion (1993), Ultra et Exciter se caractérisaient tous par un enchaînement méthodique (et un peu lassant) de titres rapides et de titres lents (un sur deux), Playing the Angel est quant à lui plus homogène et, par exemple, ne comporte aucun morceau dansant comme "I Feel Loved" sur Exciter. Cette cohérence est une force que seul Violator jusqu'ici (pour prendre un album encore assez récent) pouvait revendiquer.

En conclusion, si les premières écoutes peuvent laisser un goût de déjà entendu assez étrange, ce Playing the Angel prend clairement toute sa saveur avec le temps, au fil des écoutes. Et l’on se rend alors compte que les petites familiarités détectées un peu partout ne sont pas de simples copier / coller fainéants, mais bien des éléments immuables de la musique de Depeche Mode, avec lesquels Gore et Gahan s'amusent et qu'ils se permettent de faire évoluer par petites touches. Synthèse brillante de tout ce que le groupe a publié de meilleur depuis vingt ans, cette cuvée 2005 est déjà un classique, au même titre que Violator, dont il apparaît de manière évidente comme le petit frère. En espérant que les éternelles prises de becs entre les membres du groupe ne mettent pas un terme à cette belle aventure qui dure (un ange passe…).

Le goût des autres :
7 Popop