Palais d'argile
Feu! Chatterton
Saisir et sublimer ce moment où tout bascule, se transforme, meurt pour parfois renaître, du plus intime au plus spectaculaire, voici ce qui semble animer les cinq gaillards de Feu! Chatterton. Ce n’est pas pour rien si déjà dans leur premier album, on assistait à un jour qui ensevelissait tout, à une (petite) mort dans une pinède où au naufrage de 5 étoiles.
Ce goût pour la métamorphose, les Parisiens ont décidé de l’appliquer à leur art. En dignes descendants d’imprudents comme Gainsbourg ou Bashung, ils ne se sont pas contentés du rock lettré (parfois un peu trop écrit ou trop articulé) qui leur aurait pourtant constitué un joli fonds de commerce. Non, déjà dans L'oiseleur, ils affichaient cette volonté de faire évoluer leur travail et de confronter cet amour des figures tutélaires de la chanson française aux multiples influences musicales du groupe, notamment anglo-saxonnes (Radiohead, LCD Soundsystem).
Pour ce troisième opus, Feu! Chatterton franchit encore un cap en s’appuyant sur une force qui renverse tout : la densité. Densité thématique puisque à la base Palais d’argile est écrit comme un spectacle. Une pièce entière, cohérente, presque narrative qui devait être joué au Théâtre des Bouffes du Nord au printemps 2020. Pandémie mondiale oblige le projet évolue pour devenir un concept album que le groupe va avoir la très bonne intuition de confier à Arnaud Rebotini, lequel va apporter la densité nécessaire à la réussite du projet.
Palais d’argile s’ouvre sur "Un Monde Nouveau", un single dans l’univers musical du groupe mais moins léger qu’il n’en a l’air ("Un Monde nouveau, on en rêvait tous mais que savions-nous faire de nos mains ? Zéro…Attraper le Bluetooth".) Puis enchaîne avec la nostalgie électrique de "Cristaux Liquides" ("Moi je caresse ton visage sur mon écran tactile, que reste-t-il de sauvage, de paysage ? Dis-moi que reste-t-il ?"). Une ouverture espiègle mais limpide qui initie le programme du disque : le récit d’un monde où la technologie atrophie l’humanité, où l’accélération du rythme compense la perte du sens, où la connexion empêche le rapprochement. Ce n’est pas pour rien que la pochette de l’album représente une carte mère fossilisée… qu’une autre humanité découvrira peut-être pour comprendre celle vouée à disparaître.
Et qui de mieux que l’un des plus beaux CV de la scène électro française pour façonner cette errance rétrofuturiste ? Car oui, Arnaud Rebotini amène son savoir-faire en termes de rythmes et de sonorités comme dans le presque caricatural 80’s "Ecran total" ou sur l’envolée de synthé de "Avant qu’il n’y ait le monde". Mais il ne faudrait pas réduire son impact à la couleur musicale de certains titres. Sous sa direction, Feu! Chatterton a délaissé ce côté pêchu et foisonnant pour simplifier les mélodies, unifier les orchestrations et du coup densifier l’univers musical de chaque titre. D’ailleurs, si le début du disque est plutôt dansant puisqu’on y parle de notre monde connecté, le triptyque final ("Cantique" – "L’homme qui vient" – "Laissons filer") qui évoque la naissance d’une humanité nouvelle lorgne plutôt vers Cantat, Ferré ou Brel. Entre les deux, le déferlement de guitares de "Libre" ou la douceur intemporelle de "Panthère" ne peuvent laisser indifférent.
En résumé, Palais d’argile est une œuvre ambitieuse, flamboyante, d’une richesse trop rare en chanson française. Un album qui amuse, questionne, bouleverse. Si seul le temps nous dira si sa densité lui permet de traverser les époques, nous sommes sûrs dès aujourd'hui qu’avec ce goût de la métamorphose, Feu! Chatterton nous réserve encore de grandes propositions.