Painted Ruins
Grizzly Bear
Si tu ne connais pas Grizzly Bear, et que c'est en essayant de chasser un insecte volant de ton clavier que tu as malencontreusement fini sur cet article qui encombrait ta timeline, ne le quitte pas: lire cette chronique est la meilleure chose qui t'arrivera aujourd'hui, et je peux dores et déjà te dire qu'à terme tu rendras grâce à sa majesté des mouches. Aucune fulgurance au niveau rédactionnel ici pourtant. On est dans le plus pur style du registre de la critique musicale, un article écrit par un artiste raté, entre haine de soi et monomanie nerd, qui te rappellera à plusieurs moments qu' "écrire sur la musique, c'est comme danser sur de l'architecture". Car c'est dans son sujet que réside tout l'intérêt de ces lignes, et l'exercice qui suit arrivera peut-être à te convaincre.
Si un "Grizzly Bear pour les nuls" devait être édité un jour, nul doute que son chapitre premier traiterait des fortes propriétés évocatrices de la musique des New-Yorkais, et de l'immensité de son hors-champ. Puisque ce Painted Ruins est le sujet du jour, voici une interprétation tout à fait subjective de "Neighbors", piste 9 et véritable cas d'école de musique suggestive:
- 0:00: Pendant que ces quelques notes d'introduction claironnent un avant-goût d'épique, projette-toi immédiatement dans les souvenirs de ta petite enfance, et plus précisément dans l'imaginaire de ses jeux.
- 0:12: Le tableau se précise pour chacun à mesure que la mélodie se dévoile. Chœurs homériques et arpège inextricable plantent le décor, subjectivement variable: heroic fantasy, space opera, enquête steampunk ou épopée sous-marine, c'est le thème récurrent des aventures de tes premières années qui est invoqué ici.
- 0:21: la mélancolie du chant d'Ed Droste introduit le narrateur. C'est à la première personne que cette aventure se déroulera, telle l'odyssée d'une musique dont tu es le héros, subjuguée par les attributs des personnages que tu incarnais enfant: Hercule, Robin des Bois, Batman (ou Fantômette si tu viens du Luxembourg).
- 0:33: Le rétrofuturisme d'un clavier se joint à l'unisson, et fixe une tonalité tragique au propos. La quête qui se joue ici sera probablement un aller sans retour.
- 0:44: La subtile présence de la clarinette contrebasse de Chris Taylor s'introduit à son tour, semblant fournir depuis ses cavernes un supplément de courage aux protagonistes.
- 1:06: Par ses sonorités indéfinissables, le pré-refrain vient sonner l'attaque de l'ennemi.
- 1:28: Tout s'accélère, la guitare se fait le témoin d'une lutte croissante et acharnée entre toi et les forces du mal.
- 1:37: Tes attaques, incarnées par le lyrisme de cathédrale d'Ed Droste font chanceler l'adversaire: "That's the way you play".
- 2:01: L'éloquence de la contribution de Daniel Rossen au refrain assène un coup quasi-fatal au camp d'en face, et sonne le glas de la première partie de cette tragédie en deux actes.
La musique est magique parce qu’au delà de sa teneur évocatrice intrinsèque, elle gagne en signification aussitôt qu'elle pénètre le conduit auditif d'un auditeur. En nourrissant l'esprit de sa matière brute, elle a le pouvoir de ressusciter des pans oubliés de notre mémoire, comme c'est le cas ici. Elle peut aussi servir de porte vers le subconscient, voir même l'inconscient si t'es super souple, comme vecteur de réminiscence ou de maïeutique. A ce titre, le fait de ne rien piger à l'Anglais peut-être un sacré avantage. Il faut savoir par exemple que le propos originel de "Neighbors" traite des ruptures amoureuses. C'est tout de suite moins marrant, mais il n'en reste pas moins que ça fait maintenant plus de 10 ans que la musique de Grizzly Bear fournit à ses millions d'auditeurs de l'essence à imaginaire de premier choix.
Ce qu'il y a de fou avec ce groupe, c'est que leur virage pop entrepris, d'abord de façon implicite avec Veckatimest (2009), puis plus franchement avec Shields (2012) et Painted Ruins aujourd'hui, n'a pas vraiment porté atteinte à la puissance de leur onirisme. Celui-là même qui avait, telle l'explosion d'une poche de pétrole, jailli à la face du monde sur l'excellent Yellow House en 2007. L'énumération des qualités individuelles et collectives des Américains apporterait un début d'explication à la réussite de cette entreprise mais faut pas déconner, cette chronique est déjà assez longue et contrairement aux apparences, je suis pas là pour poncer des burnes.
En fait, il suffit de s'intéresser au travail de pointe de la cellule de recherche & développement du groupe pour jauger de la valeur de cet album. Pourtant, les savoureux easter eggs qui foisonnaient à l'aube de l'existence du groupe de Brooklyn semblent avoir été définitivement enterrés ici. Depuis Veckatimest, leur expérimentations semblent se concentrer d'avantage sur un polissage des structures sonores, dans un effort constant de minimalisation des partitions. Le travail sur les effets, sans précédent sur Painted Ruins, parvient magistralement à compenser cette perte de matière. Essayer ainsi d'en faire plus avec moins sur une telle formule relève de la fulgurance et ce sont les canons de la pop qui s'en retrouvent transformés. Il y a tant de vibrations difficiles à définir sur cet album, tant de sons de synthé surprenants ("Aquarian"), tant de rythmiques impossibles à anticiper ("Three Rings") et tant d'harmonies vocales bizarres ("Glass Hillside"). La quête perpétuelle du contre pied au niveau des accords et la sensualité asexuée de ses compositions ("Losing All Sense", "Cut-Out") servent le propos avec une riche singularité. Un propos qui transpire l'amour à chacun de ses mouvements, et où le fantasque le dispute à l’élégance.
La beauté de cet album de Grizzly Bear, au même titre que l’ensemble de sa discographie, n’a d’égal que l’ambition de son entreprise: redessiner les contours de la pop en 2017, à une heure où tout semble avoir déjà été maintes et maintes fois ressassé. Une œuvre d’intérêt public qui a le pouvoir surnaturel de dilater les cœurs les plus froids et de replonger en enfance le plus blasé des adultes. Une arme à déployer massivement et qui offre l’espoir qu’à son contact Donald Trump expie ses névroses xénophobes, que Macron sorte du placard et que tu avoues enfin à ta collègue Monique que tu brûles d’en faire la mère de tes enfants.