Pain Is Beauty
Chelsea Wolfe
On le sait, les frontières entre les genres sont depuis une quinzaine d’années de plus en plus poreuses. Ce qui était encore impensable dans les 90's est tout à fait envisageable aujourd’hui. Quand j’étais au lycée, il était par exemple inconcevable de fréquenter les chevelus en T-shirt Metallica ou Slayer, avec leur panoplie Donjons et Dragons et leurs cartes Magic. Ca sentait trop les soirées poésie dans les cimetières et la masturbation à la chaussette devant le film du dimanche soir sur M6. La lose quoi. Ouais, nous on arborait fièrement nos T-shirt Sonic Youth ou Pavement en découvrant David Lynch et le cinéma asiatique, et on était sûrs que si la déesse du bon goût se décidait à descendre sur terre (sous les traits de Wynona Rider of course) c’est nous qu’elle choisirait. Et puis le nu-metal est passé par là, et tout le monde s’est mis à écouter Korn et les Deftones. Et petit à petit on a tiré sur le fil en cachette et on a finalement constaté (non sans éprouver le plaisir coupable de l’action contre nature) que Ride The Lightning c’était un putain d’album, tout comme Reign In Blood.
Chelsea Wolfe est la parfaite incarnation de ce mélange de genres aujourd’hui si évident, et autrefois presque inconcevable. Un sacré bout de bonne femme soit dit en passant cette Chelsea. Voilà quelqu’un qui arrive aussi bien à piocher dans le black le plus pur que dans l’indus ou le folk en chemise de flanelle, jonglant avec les genres et les codes avec une aisance et une facilité déconcertantes, quand elle ne mélange tout simplement pas le tout au sein d’un même morceau. On aura ainsi été bluffé par le magnifique Unknown Rooms l’an dernier, qui la voit plonger la tête la première dans un mode intimiste qui renverrait toutes les apprenties folkeuses au timbre geignard à leur bibliothèque rose. Un titre comme « Flatlands » est à cet égard ce que l’on peut d’ores et déjà qualifier de classique, le type de morceau que l’on aurait très bien vu dans la bouche de feu Johnny Cash.
Et nous voilà à peine remis de Unknown Rooms que la mystérieuse brune au physique par moments sorti d'un épisode de Mad Men nous revient avec ce que l’appelle assez communément l'album de la maturité. Pain Is Beauty réussit là où le Conatus de Zola Jesus a échoué. L’image rugbystique de la transformation est éculée mais c’est pourtant celle qui convient le mieux. Alors qu’on attendait monts et merveilles de Zola Jesus après les très prometteurs The Spoils et Stridulum II, Conatus nous a montré une artiste à bout de souffle incapable de se renouveler et empêtrée dans un maniérisme devenu irritant. Chelsea Wolfe n’a pas fait la même erreur et aura su à travers une discographie guère plus étoffée montrer une palette bien plus étendue et surtout une présence vocale juste, intense et jamais dans la caricature ou l’auto-complaisance.
Pensé et construit comme un album au sens noble du terme, Pain Is Beauty montre une face plus sombre que son prédécesseur, du moins musicalement. Les ambiances sont lourdes sans être pesantes et le mariage entre textures indus et instruments plus classiques fonctionne à merveille, la voix faisant office de parfait liant. Il y a également un grand sens de l’espace et de la respiration sonore, quelque chose que l’on ne trouve plus non plus chez Zola Jesus. On pense parfois pour cette approche à Soap & Skin. Et puis vocalement, là où Zola Jesus est comme ces Ferrari capables de faire un barouf monstre même à trente à l’heure, Chelsea préfère rouler en Jaguar, moins tape-à-l’œil mais nettement plus classe. Oui, classe.