Our Pathetic Age
DJ Shadow
Faire un peu le vide dans son armoire à disques, c'est retomber sur quelques amours de jeunesse : ici, le double album de La Caution que vous avait conseillé ce pote fan de Kourtrajmé, là un Children Of Bodom datant de l'époque où vous rêviez d'avoir les cheveux longs et d'incroyables skillz à la guitare. Et puis surtout vous retombez sur le premier album de DJ Shadow, qui vous avait été recommandé par ce bougre qui se trouve aujourd'hui encore être votre meilleur ami. Endtroducing, c'est peut-être bien l'une de vos premières obsessions musicales, et rien que de le rejouer vous rappelle les heures passées à disséquer les travaux de Josh Davis sur le Psyence Fiction d'UNKLE, ou encore l'excellent live In Tune And On Time capté à la Brixton Academy, et qui vous avait convaincu que le futur de la production allait se joue dans le microsillon. Car oui, ce que l'histoire retiendra, c'est que le producteur américain est celui qui vous a convaincu à un moment de votre vie d'investir dans du matériel de scratch, là où vos parents ont vu clair dans l'idylle déraisonnable que vous entreteniez avec un art coûteux.
Autant être direct : on ne sera pas tendre avec DJ Shadow, lui qui a autant pris la poussière que l'exemplaire d'Endtroducing sur lequel on a remis la main. Il a bien essayé de se remettre au goût du jour, laissant depuis quelques disques parler les claviers plutôt que la MPC. Mais on aurait aimé que ce cas de conscience soit appliqué à l'ensemble de la relation qu'il porte à sa musique : depuis The Outsider, DJ Shadow n'est plus ce grand cousin cool, ce bricoleur talentueux, cette encyclopédie vivante de la musique vouant un culte à David Axelrod. Non, aujourd'hui Josh Davis est plus proche du tonton bourré des réunions de famille, celui qui fait de la merde et qui a un avis sur tout quand personne ne lui a rien demandé.
Après un brûlot peu convaincant sur l'Amérique de Trump (The Mountain Will Fall en 2016), Our Pathetic Age veut une nouvelle fois remettre à l'heure les pendules de nos consciences bousillées par les smartphones et les algorithmes, le tout avec une jaquette qui résume a elle seule le disque : ce sixième album est daté, et pas subtil pour un sou. Bonne chance avec ça pour appâter le millennial biberonné à la culture de l'instantané, et lui imposer une réflexion sur le rapport qu'il entretient au streaming et aux réseaux sociaux.
Car malgré ses bonnes intentions socio-politiques, DJ Shadow loupe lamentablement le coche en proposant un disque ridicule, creux, et absolument hors du temps. C'est simple : rien, absolument rien, ne va dans le bon sens sur un disque qui oscille entre abstract hip hop faussement moderne, breakbeat jazz claqué, footwork de seconde main, et interludes impossibles à distinguer des "vrais" morceaux. Si un tel manque de finition serait excusable venant d'un ado qui uploade ses démos sur Soundcloud, ça l'est beaucoup moins venant d'un mec bien implanté dans le music biz et qui se sent légitime pour venir te chier dans les bottes parce qu'il a au moins un classique à son actif. Le constat est encore plus gênant quand on réalise que ce qu'il arrive à sortir de mieux de ses machines ressemble à du Flume de quatorzième zone ou à du très mauvais Flying Lotus, et à aucun moment à du bon DJ Shadow. Et merde, même si on n'est pas des fans absolus des deux zigues et qu'on a toujours énormément de mal à comprendre la fascination qu'ils exercent encore aujourd'hui, on entre carrément dans le domaine de l'irréel au moment de se payer le scalp d'un Josh Davis qui conserve une aura intacte auprès de gens dont la légitimation de la défense ne peut se trouver que dans le fait qu'ils ont arrêté d'écouter de la musique sérieusement depuis bien trop longtemps.
Au bout de 45 minutes, on pense le calvaire terminé. Que néni : Our Pathetic Age, ce n'est pas un mais bien deux disques, et vous vous en doutez, on n'était pas bien chauds à l'idée de savoir si la seconde galette saurait relever le niveau. S'il est un peu moins mal fagoté, ce second disque rempli de collaborations vocales allant de De La Soul à Samuel T. Herring en passant par Nas ou Loyle Canrer démontre que Shadow demeure globalement incapable de porter sur ses épaules une réelle évolution de son art malgré quelques brefs moments d'espoir - les titres avec Wiki ou Run The Jewels peuvent être sauvés du naufrage. Vu une longueur inversement proportionnelle à la quantité de bonnes idées affichées, on se demande finalement s'il n'aurait pas été moins laborieux de pondre un seul et unique objet concentrant les meilleurs moments de ces deux disques. Mais là encore, si notre époque est si pathétique comme il s'acharne à le démontrer, pourquoi est-ce que Josh Davis refuserait catégoriquement de jouer le jeu en ne sortant qu'un dix titres à peu près correct, là où sur vingt-six titres il est garanti de se faire un peu de sous sur les serveurs de Spotify ou Apple Music ?
Lorsqu'on arrive enfin au bout de ces deux disques pénibles et indigestes, on a le sentiment de ressortir d'une comédie française socialement responsable avec Christian Clavier dans le rôle du vieux con de droite. Et on en arrive aux mêmes conclusions : on ne peut pas pardonner la médiocrité d'une oeuvre qui joue la carte de la morale si elle n'arrive pas à cristalliser son propos avec un tant soit peu de talent. Sur Our Pathetic Age, DJ Shadow continue de souiller sa propre légende, et de révéler sa stricte incompatibilité avec l'époque dans laquelle il vit : il démontre par l'absurde qu'il n'a aucune légitimité pour en critiquer ses déviances et se montre juste bon à passer pour un vieil aigri, qui n'arrive pas à comprendre que tout n'est pas noir ou blanc, mais plutôt dans un entre-deux qu'il faut cultiver avec suffisamment de recul pour se faire entendre et rester crédible. On ne retiendra au final qu'un bon point : au moins ici, on n'a pas a se farcir les mauvaises blagues d'un Ari Abittan, mais plutôt un Pharoahe Monch très content de nous indiquer que pour lutter contre les technologies, il colle un bout de scotch sur la webcam de son Macbook Pro. Avouez que c'est autrement plus marrant, non ?