Où les garçons grandissent

Jewel Usain

DS Prod – 2023
par Yoofat, le 16 janvier 2024
8

Le discours des marathoniens prend de plus en plus d'ampleur dans le rap francophone ces dernières années. L'idée derrière ce concept est simple, son exécution est bien plus complexe : un rappeur, convaincu de son talent et de la pertinence de sa proposition musicale, devra persévérer dans son style jusqu'à celui-ci soit identifié par un large public. Durant son ascension, il devra ignorer toutes propositions lui assurant une visibilité bien plus grande ou des contrats qui, une fois relus, ressemblent à Al Pacino dans les derniers instants de The Devil's Advocate.

En lisant ces quelques lignes, vous avez dû avoir en tête quelques marathoniens bien connus. Il y a évidemment le marathonien suprême, JuL, qui ne s'est jamais arrêté de courir depuis (au moins) 2014. Puis il y a ceux dont l'ascension a été plus lente, mais peut-être plus gratifiante : Luidji, Prince Waly ou Alpha Wann ont pu constater que leur travail colossal avait finalement payé. Même si les moments de célébration doivent être jouissifs pour les artistes en question, l'ascension en elle-même, bien que périlleuse, est un moment fascinant à commenter et à examiner. Prenez Jewel Usain : à 34 ans, il a sorti son premier album après plus d'une dizaine d'années de courses quasi-ininterrompues dans le rap jeu. Son histoire est riche, et sa musique l'est encore plus.

Passé de l'indé aux maisons de disques pour refaire le chemin inverse par la suite, la carrière de Jewel Usain a connu une trajectoire très sinueuse, et le rôle de père qu'il a dû endosser dès 2015 l'a forcé à travailler deux fois plus. Son quotidien de vendeur de baskets, Jewel Usain l'a raconté plus d'une fois dans des sons où un humour de clown triste servait à panser les plaies d'un quotidien éreintant. En 2021 sort le premier projet du reste de sa nouvelle vie, Mode Difficile, narrant en long et en large l'éprouvante situation dans laquelle se trouvait le natif d'Argenteuil avant de finalement se faire virer de chez Foot Locker. Et si cet album  ne ressemble en rien à Où les garçons grandissent, il possède néanmoins une énergie et une rage similaires. La différence majeure se fait lorsque Jewel Usain rencontre le trompettiste génial qu'est Béesau. En plus de sa casquette d'instrumentiste, le jeune trentenaire produit pour différents rappeurs, de Disiz à Kobo en passant par Ichon. Sous sa houlette, notamment, Où les garçons grandissent va épouser des formes neo-soul, plus proches de ce que concocte le label Dreamville que ce que l'on entend en France.

Dans le discours également, la différence entre Jewel Usain et ses confrères est flagrante. Premièrement, il rappe mieux que la plupart d'entre eux sans faire de l'egotrip sa marque de fabrique - même s'il se permet de remettre les pendules à l'heure sur "The Hustler's book" ou "Nouvel export". Pour paraphraser Monsieur Serigne Mbaye Gueye, Jewel fait partie des 0,00000001% des rappeurs de sa génération à n'avoir jamais rappé comme Booba et Ill. Son style, si particulier, sonne plutôt comme une fusion des interprétations cartoonesques de Missy Elliott ou de Murs et celles plus graves et solennelles de J. Cole. De plus, sa prosodie exhibe ses failles, ses torts et ses craintes. Une démonstration de déconstruction impressionnante, même pour ce rap français 2.0 où la posture du mâle alpha n'est plus nécessairement à la mode.

Où les garçons grandissent est une quête d'émancipation. Un jeune garçon veut devenir un homme mais ne cesse de se perdre. Rythmé par des bon vieux "skits" et un séquençage intelligent, l'album s'écoute comme un film se regarde. Ce premier album possède tout ce que l'on peut espérer d'un tel jalon dans une carrière : il est riche, inspiré, personnel et poignant. Le travail abattu parle déjà pour lui, mais assurément, si on lui posait la question, Jewel répondrait que ce n'est que le début. Car le marathon ne s'arrête jamais. 

Le goût des autres :