Nasir
Nas
Comme il doit être dur de porter le nom de Nas et d'avoir dit autant de choses dès son premier disque. En effet, si sa discographie n'est pas avare en disques solides, peu de ses projets ont autant cristallisé l'attention que son Illmatic. Concis, dense et pertinent jusqu'au bout de sa petite quarantaine de minutes, ce premier effort concentre toutes les qualités d'un sprint de M'Bappé jusqu'à la surface de réparation: c'est une frappe historique en pleine lucarne, dont on parle encore avec des trémolos dans la voix, et de légères raideurs à la nuque. En un mot comme en cent, un classique au sens le plus noble du terme.
L'autre fait marquant d'une carrière qui l'a vu courir après ce premier coup de maître fut évidemment le clash qui opposa le prince de Queensbridge au roi de Brooklyn, Jay-Z. Au cours de cette période faste qui a vu les deux mastodontes s'échanger des piques par albums ou freestyles interposés, il y avait le dénominateur commun Kanye West, qui agissait caché derrière sa MPC. Si elle pouvait sembler logique à l'époque, la réunion de Nas et Kanye l'est beaucoup moins en 2018, et pourtant: le producteur attitré de ce douzième album de Nasir Jones, ce sera lui. Une entreprise qui peut surprendre, mais qui finalement, rassure quand on connait le soin apporté par le Louis Vuitton Don à ses formats, ainsi que la manie maladive qu'à Nasty Nas à remplir ses disques de singles superflus qui l'éloignent de ce plaisir simple qui consiste l'entendre poser son timbre de voix sur des boucles soul. Un plaisir que Nasir vient d'ailleurs rappeler de la plus belle des manières, sans tomber dans l'écueil du cahier des charges pour nostalgiques avertis.
Car si sur le papier, ce format court renvoie à cette sempiternelle course à l'opus magnus, on comprend dès la première écoute que l'entreprise est un rien plus audacieuse que ça. Nasir dégage en effet un parfum de synthèse intéressant. De cette ouverture impériale au parfum d'émeute, jusqu'à ce "Simple Things" qui marche sur les nuages, Nasir veut être le trait d'union entre les univers de deux monstres sacrés qui n'avaient jusqu'alors que peu collaboré. Et au cœur de ce disque solide, impossible de ne pas en placer une pour The-Dream, qui s'impose comme un homme à refrains toujours plus génial lorsqu'il met son timbre vocal velouté au service des productions de Kanye. Il offre en tout cas sur la doublette "Everything"/"Adam & Eve" le vrai moment fort de ce douzième disque, porté par un Kanye qui, loin du microcosme people qui l'entoure, se montre en état de grâce dans son art du breakbeat: la quasi-totalité des productions du disque semblent jouées à la MPC, comme à l'époque bénie où il était responsable des moments de bravoure de la dynastie Roc-A-Fella.
Dans le droit fil du 4:44 de Jay-Z ou du Daytona de Pusha T, Nasir fait partie de ces albums qui assument leur statut de disque de daron qui n'a plus grand chose à mettre sur la table, sinon une maîtrise qui confine à l'artisanat dans ce qu'ils exprime de plus imparfait, de plus brut et de plus instantané - autant de qualités qu'on imagine difficiles à retrouver après autant d'années de carrière. Après tout, c'est un peu comme avec ses premières branlettes: s'il est difficile de retrouver les émotions des premiers émois, c'est toujours le plaisir qui nous donne envie de remettre le couvert, quand bien même le résultat n'a jamais la même intensité. Car finalement, on l'oublie, mais dans la musique comme ailleurs, tout reste une question de plaisir. Et sur ce disque, on peut affirmer haut et fort que le tandem s'est fait très plaisir, car l'alchimie a quelque chose d'infiniment contagieux. Et c'est tout ce qu'on attendait.