Mythologies

Thomas Bangalter

Parlophone Records Limited – 2023
par Émile, le 28 avril 2023
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On pourrait penser qu’un type dont le CV mentionne qu’il est la moitié d’un des projets musicaux les plus influents de l’histoire de la musique a littéralement tout ce dont il a besoin. Et pourtant, dur dur d’être Thomas Bangalter. Qu’est-ce que tu fais quand tu décides de tuer un groupe qui a tout prouvé mais qui était encore attendu au tournant par des millions de personnes ? Pourtant, dans l’histoire de la pop, les exemples intéressants ne manquent pas : mais peut-on (et faut-il) reproduire un rebondissement aussi fécond que celui de Paul McCartney ? Le problème, c’est que Bangalter n’en est pas du tout au même point de sa vie que l'ancien Fab Four. Il a bientôt cinquante ans, et n’a probablement aucune intention de reconquérir un public jeune et large comme l’a fait son duo à la fin des années 1990. La bonne nouvelle est pourtant là pour les amateurs du bonhomme : après une rupture réfléchie et qu’on imagine fraternelle, Bangalter est déjà reparti pour un nouveau projet.

Bon, c’est quoi Mythologies ? C’est en réalité la concrétisation d’un projet de longue date avec le chorégraphe Angelin Preljocaj pour l’Opéra de Bordeaux. Un projet de ballet pour une vingtaine de danseurs·euses, et censé interroger par un retour à la mythologie antique « l’incongruité de nos postures, qu’elles soient d’ordre social, religieux ou païen ». Soit. Au final, ça donne un projet symphonique très inspiré à la fois par le néo-classicisme de la fin du 18e dans son propos et par le retour des figures symbolistes à la fin du 19e dans sa teneur musicale. Il y a quelque chose de poussiéreux dans la musique de Mythologies, mais pas nécessairement dans un mauvais sens, plutôt de la même façon que celle dont Rachmaninoff use lorsqu’il se laisse aller à l’émotion dans les parties pour cordes, qu’on retrouve un peu dans « Eden » ici ; ou alors dans la façon qu’a Francis Poulenc d’écrire pour la flûte, comme on le retrouve dans le mouvement sur « Zeus ».

Thomas Bangalter a quelque chose de ces artistes dont on aurait du mal à deviner l’époque à l’oreille, et qui n’ont jamais eu peur d’aller chercher un peu d’eux-mêmes dans un passé lointain. Et si par moment, on sent que ‘ça pourrait partir’, comme dans l’introduction aux cuivres de « Le Minotaure », ou qu’on retrouve un art de l’arpège bien connu depuis « Aerodynamic », il semble très important de respecter la coupure voulue. Alors que Preljocaj lui a proposé de mélanger de l’orchestral et de l’électronique, il a préféré tout miser sur le premier, et Mythologies restera le projet qui lui a permis de tracer un trait définitif sur l’histoire Daft Punk.

Mais au fond, est-ce que c’est vraiment surprenant ? On serait tenté de dire que pas vraiment. Certes, Daft Punk, c’est Homework, un disque brutal, novateur, jeune, pop, une vraie bombe même dans une scène techno déjà bien installée. Mais à part ce qui restera toujours un disque de jeunesse malgré son retour merveilleux pour Alive 2007, la discographie de Daft Punk est beaucoup plus sage, révérencieuse même. Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo sont particulièrement influencés par les musiques folk et pop des années 1960, les bandes originales de films, et tout un tas de propos musicaux tournés vers une idée symphonique. En 2001, dans Discovery, on sentait déjà tout le respect et l’amour du rock des eighties, d’une pop symphonique, et évidemment du disco. Cet aspect n’a fait que croître en proportion jusqu’en 2013, avec Random Access Memories, qui tire sur les violons et la symphonisation. On ne parle même pas de la BO de Tron. Pas étonnant de retrouver une culture proche de la Mélodie Française ou des musiques orchestrales symphoniques allant en gros de Mahler aux bandes originales du cinéma d’après-guerre. Mais de là à en arriver à un tel niveau de travail d’orchestration et de composition, pour quelqu’un qui maîtrise déjà si bien la composition pour machines, c’est juste bluffant.

L’autre question, plus motivée par la façon dont l’album a été promu – mais pas certain que ce soit intégralement la posture de Bangalter – c’est celle de savoir si on a vraiment besoin de ça aujourd’hui ? C’est une chose de produire une musique particulièrement inactuelle, c’en est une autre de ne pas penser les failles de cette inactualité. On ne peut pas s’empêcher de penser à Rousseau, dans sa Lettre à d’Alembert sur le théâtre, qui reproche à la tragédie de présenter des êtres si boursouflés d’inactualité que l’effet cathartique en devient contre-productif. Une fois cela posé, on ne s’aventurera pas vraiment plus loin dans la critique, puisque... on n’a pas vu le spectacle. Mais cette idée, portée en partie par Bangalter, que les Daft Punk ne pouvaient plus subsister à une époque où les machines tendent la société, c’est montrer une forme de méconnaissance à la fois de l’histoire des musiques électroniques, qui est une histoire de luttes humaines et d’émotion, et à la fois de l’histoire des intelligences artificielles, qui est, elle, une histoire d’erreurs humaines et d’illusion sur la place réelle de nos circuits imprimés dans la conceptualisation de ce qu’est véritablement un outil. Parler d’Icare, comme le fait Bangalter, comme d’une représentation pertinente de l’humain et de ses machines, c’est oublier que les algorithmes sont avant tout une façon pour certains humains de contrôler d’autres humains.

Le goût des autres :