Muuntautuja
Oranssi Pazuzu
Pour ceux qui ne connaissent pas encore cette formation finlandaise, il s’agit d’un de ces groupes de metal qui attirent invariablement les non-metalleux qui veulent parler en surface du dernier truc cool, de la chose dont ils sont devenus fans la semaine dernière – les-même qui écoutent vite fait Chat Pile, Tomb Mold, Poison Ruïn ou Blood Incantation - sans trop approfondir la globalité de la scène extrême. Oranssi Pazuzu, c’est en général le raccourci facile pour briller en société à peu de frais, comme vanter les mérites posthumes de Sophie ou saucer High Vis. Ce n’est pas très risqué et ça marche toujours bien. Le groupe bénéficie évidemment de toutes les faveurs possibles de l’intégralité de la presse, spécialisée ou non, et construit sa légende disque après disque en donnant l’impression de ne pas être sensible à cet état de fait. Tout le monde les trouve cools sauf eux-mêmes, donnant l’impression d’être là sans être là. C’est d’ailleurs l’avantage du changeforme : être à la fois absolument tout et potentiellement rien. Il possède par nature toutes les caractéristiques et n’est défini par aucune d’entre elles. Fuyant par nature, il remplit toutes les tâches sans se soucier de ce qu’il aura à être demain. En cela, Muuntautuja – littéralement métamorphe, changelin ou changeforme - est un titre qui va à merveille au dernier Oranssi Pazuzu.
Et si Mestarin Kynsi avait déjà affiché un Oranssi à un niveau que peu les croyaient capable d’atteindre dans leur hybride black-metal psychédélique, Muuntautuja est encore une autre mayonnaise. On pourrait se contenter de dire que les Finlandais ont rajouté du trip-hop et de la synthèse électronique dans ce sixième album, puisque trois des cinq membres jouent du synthétiseur en plus de leur instrument dédié. On pourrait faire la somme des influences diverses qui parcourent ce Muuntautuja et dire que c’est un miracle que ça sonne encore bien (ce qui est le cas) mais ce serait louper le cœur vibrant que ce disque a à nous offrir.
Oranssi Pazuzu est « simplement » arrivé aujourd’hui au pinacle de sa création. Il n’est pas nécessairement devenu meilleur, il est devenu total dans sa mise en mouvement. Tant de barrières de composition ont été aujourd’hui franchies dans cette carrière que les Finlandais peuvent tout superposer de manière absconse, tout séquencer de manière impermanente, sans référence à rien et en référence à tout. Qui peut encore parler de black metal ici ? Qui aurait même un quelconque intérêt à identifier autre chose que l’expression d’une certaine musique extrême, un feu grégeois de mille couleurs sombres impossible à totalement éteindre et dont la composition reste aujourd’hui un mystère ?
Bien sûr qu’on retrouve ici le black metal de Leviathan ou de Hellhammer, mais c’est sans parler de Portishead ou de The Bug, du jazz contemporain de John Zorn, de l’écriture dub des vieux Scorn, de la science de James Plotkin dans les musiques extrêmes, de tout le côté gothique de Tryptikon, de tout le génie industriel de Trent Reznor, des inflexions free et bruitistes de Mika Vainio et de Whitenoise ou du côté incandescent de Lightning Bolt. Il est une galerie aux miroirs complexes, intensément mystérieuse et volontairement cacophonique. Il est la liberté d’aller au-delà des camps et des unions, il est la construction et la destruction en même temps. Alors évidemment qu’il sera toujours un peu trop ceci et pas assez cela. Mais quelle importance quand l’écoute d’après reconstruit une autre identité, où l’on y entend d’autres détails et où se posent d’autres questions. Avant une nouvelle écoute.
Et c’est probablement la grande force de ce Muuntautuja : sa capacité à nourrir un grand mystère au-delà de sa terrible complexité. La perfection n’est rien (ou pas grand-chose) sans la mystique et sa part d’incompréhension – c’est peut-être la raison pour laquelle le dernier Blood Incantation ne sera jamais le disque ultime que beaucoup s’accordent à voir, lui qui épuise toute trace de mystère en moins de dix écoutes pour n’avoir à offrir au final que sa froide perfection. Et à ce titre, heureusement que Muuntautuja possède les défauts de ses qualités ; tout cela prolonge le mythe, crée de la frustration et relance sans cesse l’intérêt qu’on peut avoir pour cette pièce totale, imparfaite et brûlante. Un must des musiques extrêmes, peu importe comment vous appelez ça.