Music Complete
New Order
Lorsque l'Haçienda de Manchester s'imposait comme la Jérusalem de la club culture vers la fin des années 80, la majorité des fidèles qui la fréquentait ne carburait pas qu'au Cécémel. Alors qui d'autre que New Order (principale source de revenus du label Factory et donc de l'Haçienda à l'époque) pour métaphoriser inconsciemment dans un album la polarisation entre l'epic fiesta et la giga gueule de bois ? Plus que quiconque, le groupe mancunien formé sur les cendres de Joy Division a incarné l'inexorable progression d'un état de grâce vers la chute programmée, sur fond de bringues mythologiques à Ibiza et de coups de feu tirés sur des dancefloors incandescents. Et ce Music Complete, neuvième effort de la bande de Bernard Sumner, n'échappe pas à notre envie d'étendre l'allégorie du général au particulier.
À l'instar de toute bonne bringue savamment orchestrée, le début du disque est très poli et plutôt bien habillé. "Restless" débarque en nous caressant dans le sens du poil avec son refrain collant, comme le type qui s'assied à côté de vous en soirée pour vous demander le numéro de votre copine qui arbore un outrageux 95D. Les échanges sont courtois et tout le monde reste à sa place, même si certains osent le "trémoussage assis". Les gens se sentent bien et semblent décidés à se péter la tête, à célébrer la vie.
Puis arrive "Plastic", second single dont les synthés introductifs nous rappellent le traumatisant (bien que galvanisant) "Summer Jam" de Underdog Project. Le kick massif débride les caractères, même si on peine encore à parler d'une véritable orgie où on fait tourner les serviettes. En gros, ce moment de l'album correspond à l'étape de la soirée où une bonne moitié des convives commence à bouger son cul tout en faisant bien gaffe à pas trop tacher le sol et les meubles. Une gaieté générale anime la pièce sans que ce soit la folie furieuse, les joues se teintent de rouge et les yeux pétillent, en attendant de pouvoir faire péter le bouchon définitivement.
Cette mission incombera à "Tutti Frutti" et "People on The High Line", véritables climax dance-rock de l'album qui symbolisent, globalement, le moment où on ne parle plus qu'en gueulant, la tronche rouge vermeil surmontée du slibard d'un type que vous avez rencontré aux alentours du second refrain de "Plastic". À l'apothéose moroderienne, tout le monde engueule le DJ de fortune pour qu'il accepte de pousser son bouton de volume plus loin qu'à la moitié du curseur de l'ampli. Les murs suintent l'hédonisme, plus personne ne pense à la facture de gaz à payer ou à l'arrière-grande-tante raciste à qui il faut aller rendre visite à Fuckland le lendemain. En un mot, c'est la fête, les p'tits gars.
Mais comme toute personne sainement constituée le sait, après chaque libation dionysiaque vient l'heure des sacrifices cognitifs, de l'angoisse primitive et de l'hécatombe mentale - disons, au moment où toute rhétorique se résume à des bégaiements hasardeux ou à des phrases dépourvues de verbe. C'est précisément à cet instant fatidique où se dessine la ligne séparant le ciel de l'enfer, où tout est brouillé, crypté, apocalyptique, que déboule un "Stray Dog" anxiogène, alors qu'Iggy Pop endosse le rôle d'un narrateur de film d'horreur évoquant sans détours le "Thriller" de Michael Jackson, cris de loup et porte grinçante en prime.
À avoir vécu trop intensément, on en paye toujours le prix plein. Et ce prix, c'est la seconde moitié de Music Complete, qui est l'exacte représentation du Vide Spirituel que l'on éprouve aux lendemains des batailles particulièrement brutales. Dès les premières mesures de "Academic", la vie sur Terre perd sa sève et le Monde devient un endroit gris. Tout cela n'a rien d'insupportable - on se dit que les albums parfaits de bout en bout sont aussi rares que les cuites au Ricard sans contre-coup éprouvant, finalement - mais à partir de ce morceau, on perd toute capacité à ressentir de l'émerveillement, voire la forme d'excitation la plus élémentaire. On repense à la première moitié de l'album et on ne se rend même pas compte qu'on ne profite plus du présent.
Alors que faire de ce nouveau disque de New Order, qui parvient à nous faire oublier les mythiques lignes de basse de Peter Hook l'espace d'une face et nous donne envie de plonger profondément notre tête dans les chiottes en tirant la chasse d'eau sur l'autre ? On relativise. Bernard Sumner, Stephen Morris et Gillian Gilbert approchent tout doucement de la soixantaine et ont réussi à prouver que leurs synthés pouvaient encore régurgiter une dance music qui marque les esprits, sans doute pas aussi révolutionnaire qu'un "Blue Monday" en 1983, mais tout autant pertinente à l'heure où les fondamentaux de la musique électronique se retrouvent foulés au pied au nom des principes mercantiles les plus avilissants.